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Cette nuit-là, c'était D. - l'une des nombreuses amantes que je conservais sous ma tutelle - qui me tenait compagnie dans le grand lit à baldaquin, dont la couverture de pourpre était ornementée de motifs fins et dorés. Celle-ci avait des formes si merveilleuses, un minois si ravissant, une carnation si limpide et des gestes si fluides et sensuels pour son âge qu'elle occupait, sans nul doute permis, la position de favorite au sein de la pléiade de femmes qui s'employait à me divertir. A dire vrai, lorsqu'il m'arrivait de la trouver, séante au beau milieu de ses amies, toutes plongées dans des débats passionnés ou d'ingénus éclats de rire, il m'arrivait de perçevoir en elle la seule présence pure et l'unique incarnation spirituelle dans une substance réelle, comme si les autres n'étaient, en comparaison, que les débris fragmentés et valétudinaires d'un réel infiniment prosaïque. Pourtant, cette nuit-là, son charme n'opéra point ; chose étonnante, car, qui plus est, Dieu sait si D. avait lors de ce genre d'ébats la pugnacité d'une Atalante et l'ardeur surhumaine d'une Médée. Ainsi, chevauchant mon priape dans des gestes amples et irréels, elle s'appliquait à m'envoûter à l'aide d'ahanements languides et d'incessantes caresses sur les endroits les plus sensibles de l'humaine anatomie. Puis, se courbant vers l'avant, elle entama de véhéments baisers et s'employa à me mordiller l'oreille droite, tout comme on s'emploie à dilacérer les pétales d'une narcisse. Enfin, cambrant son corps, elle reprit sa cavalcade luxurieuse et m'offrit de nouveau la contemplation de la mature efflorescence de son buste, de ses épaules délicates et des rebonds rythmés de sa poitrine, sur laquelle se formaient timidement quelques opales de sueur. Le rythme s'accéléra, pareillement aux montées en puissance lors des grands opéras. Les halètements se firent plus forts et plus systématiques. Tous les membres se crispèrent. Et vînt le coït. Cela mit un terme à ses efforts assidûment maintenus. Cependant, la même mélancolie demeura profondément fixée en moi, et ce ne furent que quelques pardons marmottées - mais bien sincères - qui accueillirent la jeune femme une fois les ébattement achevés, afin d'excuser tant que possible mon état lymphatique. Légitimement vexée, celle-ci esquissa une moue cardinale avant de se lever, toujours dans sa plus splendide nudité ; elle eût voulu échanger quelques paroles avec ses amies, mais incertaine que ces dernières fussent encore éveillées, elle s'empara d'un livre dans l'une de mes étagères, s'assis dans un épais fauteuil et entama sa lecture. Ne trouvant rien à redire à la jeune beauté - je ne désirais d'ailleurs pas la déranger dans son activité - et n'ayant pas encore la force de m'endormir, je décidai de me lever également, enfilai quelques vêtements légers et sortis de la chambre.

Je m'engageai dans le vaste couloir reliant à l'extérieur. Ce couloir avait pour deuxième fonction de servir en tant que galerie de portraits, représentant chaque membre - féminin comme masculin - de ma noble famille, certains des tableaux allant même jusqu'à remonter aux tréfonds du XVème siècle. C'était toujours une expérience particulière que de progresser entre ces deux immenses pans de murs, surveillé par l'oeil inquisiteur de la totalité de nos ancêtres ; chemin prenant parfois l'allure de voyage à travers le temps, tellement les différences étaient manifestes au fur et à mesure que l'on évoluait dans ce couloir. Assurément au niveau des hommes, l'on eût dit un processus graduel d'effemination des générations, comme si contenir quelques germes féminins supplémentaires était, pour la géniture, une qualité inhérente et atavique. De fait, les aînés de notre lignée affichaient des épaules encore massives, des barbes ou des favoris drus, des visages parfois couverts de balafres et des yeux emplis des foudres de Jupiter ; des êtres conséquemment comparables aux plus grands rois-guerriers qui vécurent encore il y a quelques siècles. Mais peu à peu, une dégénérescence suppurante prit possession de leurs successeurs. Certains, couverts de fard et grotesquement emperruqués, les traits aussi délicats que ceux d'une adolescente nubile, présentaient une carrure similaire aux plus frêles éphèbes athéniens. D'autres, s'étant enlisés dans la plus paresseuse oisiveté et ayant délaissé tous les bienfaits et les honneurs de la chasse, des voyages et des duels, exposaient une obésité honteuse et disgracieuse, habituellement réservée aux plébéiens. L'abolition de tous les privilèges anciennement octroyés aux représentants de la noblesse, le 4 août de l'an de grâce 1789, acheva notre incurable ruine. Je restai longtemps à examiner cette longue galerie. Elle raviva en moi la nostalgie d'un temps passé, la nostalgie d'un temps que je n'avais jamais connu, et duquel mon imagination seule, dans ses élans séminaux, pouvait me procurer une idée. Cette insondable amertume se jumela avec ma géhenne initiale ; toutes deux se compénétrèrent si aisément que j'en eus un vertige, et que je dus m'adosser du portrait de la neuvième femme - à moins que ce ne fusse la dixième ? - de notre lignée, et ce durant un temps indéfini. Une fois mes facultés pleinement recouvrées, reprenant mon équilibre, je pus poursuivre péniblement mon chemin.

Au terme de cette procession solitaire, je finis enfin par arriver au balcon. Celui-ci offrait une vue imprenable sur l'ensemble des jardins répartis dans la cour du château, et permettait même un champ de vision englobant une partie des montagnes visibles vers le levant. De longs doigts commencèrent à en recouvrir les somments, et ces doigts flavescents aux miroitements grenats n'étaient autres que ceux de l'aube encore somnolante. C'eût été un réel plaisir que de prendre place sur le parapet pour assister aux premières loges à ce spectacle, tout en fumant une cigarette ; mais à peine eus-je inséré cette dernière dans mon porte-cigarette qu'un sanglot incontrôlé me fit ouvrir la bouche. L'élégant tube doré chut sur la pierre entre mes deux cuisses, et fut bientôt humidifié par un crachin lacrymal. Ma poitrine enflée et brûlante était secouée de violents sanglots, et malgré mes efforts, mes quelques plaintes étouffées résonnèrent dans l'air frais du matin. Je pleurais, oui ! Mais mes raisons n'étaient-elle pas compréhensibles ? Toujours j'ai vagabondé dans les cafés, fumoirs et espaces mondains, toujours j'ai cherché à m'enamourer des femmes qui présentaient les meilleurs attraits ; longue et laborieuse quête des délices charnels. Mais cette quête n'était prétexte que pour pallier un manque, un manque bien tangible et présent, un manque présent en moi-même, où le contenant eût été illégitimement privé du contenu qui le faisait réellement vivre, et non seulement exister. Car aucune de ces femmes, pas une seule, si magnifique fusse-t-elle, ne pourra jamais parvenir à oblitérer ce néant négatif, cette mâchoire d'ombre ; la toute première fille. B. Dans chaque groupe de femmes que j'observais, je ne voyais inconsciemment qu'elle ; à chaque fois que je tentais d'effectuer un portrait physique, ce n'était qu'en me basant sur son référentiel ; dès que j'exaltais les splendeurs ou les vertus d'une dame, ce n'était que pour mieux raviver les siennes ; enfin, lorsque je coïtais, chaudement blotti dans les bras d'une telle et noyant toute mon ivresse dans ses embrassades, ce n'était que pour permettre involontairement la résurgence de son image, de son visage en face du mien, de la fragrance de son parfum. J'en connus de plus belles, à l'instar de L., de D. ou encore de Z. Mais aucune ne saurait jamais remplacer ce qu'elle m'offrit, aucune n'aurait jamais l'occasion de me sussurer ce premier "je t'aime" dont les amants du monde se gratifient continuellement, aucune ne pourrait me refaire goûter et partager ces premières expériences, ces premiers instants, ces premiers dons si impressionnants et maladroits de prime abord, mais qui finalement se révèlent toujours être les plus purs instants épiphaniques d'émotion et de plénitude de notre existence ; les plus purs - et trop rares - moments de vie. Et je sanglotais, car enfin je me rendis compte que ces fragments du Temps étaient définitivement révolus, et que jamais plus je ne pourrais les éprouver, que dorénavant ils n'auront plus d'existence précaire que dans ma mémoire ; que somme toute, quand bien même j'eusse pu revenir en arrière pour revivre derechef ces moments fugaces, la sensation eût été infiniment moins intense que lors de la première fois. Car il s'agissait justement des premières fois, cela excluait nécessairement toute espérance de jouissance analogue postérieure, et ce de manière définitive.

Je me souvins alors de ces quelques paroles du grand dramaturge espagnol Calderon qui disait, dans une pièce dont le nom m'échappait alors, que le plus grand crime de l'homme, c'était d'être né. Ah, l'ultime bastion de la franchise et de la clairvoyance qui s'oppose aux houles de la pudibonderie ! Car finalement je n'étais, comme tout autre, qu'une âme brisée expiant tout au long de son incarnation matérielle son originel péché, à elle et au reste indéfini des âmes humaines : le péché d'être venu au monde, le crime de l'existence.

(Remerciements indirects à Proust, Schopenhauer, Calderon et Huysmans, sans qui cela n'aurait jamais existé tel quel.)