http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/KarlFriedrichSchinkelMedievalTownByWater.jpg

Le soleil arborait encore une paleur de nouveau-né lorsque je gravis les marches du perron, et les innombrables brins d'herbe du jardin, fraichement coupés, berçaient encore sur leurs dos quelques gouttes de rosée translucide que l'aube avait déposées en signe annonciateur de sa venue, à la manière d'un hérault avancant en territoire ennemi au nom de son monarque. Je profitais de cette matinée pour rendre visite à l'un de mes amis les plus proches, Aristide du Bellord, en raison de quelques vétilles que nous avions tous deux à régler (ce dernier avait perdu un livre de grande collection que je lui avais prêté quelques temps auparavant, et nous devions établir du moyen par lequel il me dédommagerait). Ce jeune noble aux moeurs légères possédait une petite propriété aux abord de la côte et à proximité d'une forêt de bouleaux et de chênes ; une falaise de quelques mètres séparait le sol et la mer, dont les embruns venaient se briser contre sa surface calcaire couverte de mousse. Un tel cadre poussait aisément tout homme à l'oisiveté et aux longues solitudes des promenades et autres contemplations muettes, choses auxquelles je n'avais point le droit dans ma bourgade ; aussi Aristide était-il mû par une certaine indolence, un certain flou de l'âme, une réelle absence de respect pour la pudibonderie et l'éthique en général, ce qui me rendait son commerce d'autant plus agréable, là où pour beaucoup, il n'était qu'un endormi vélléitaire ne sachant pas réfréner ses vices (là où en vérité, il ne faisait aucun effort pour cela).

La posture dans laquelle je le trouvai en pénétrant dans le grand salon, après avoir déposé mon manteau et ma canne dans le vestibule d'entrée aux dalles de marbre, confirmait à merveille cette description que je viens de donner ; car l'une des caractéristiques que l'on pourrait sans nulle peine adjoindre à ce portrait était la capacité de celui-ci à toujours se placer dans les situations les plus singulières et les plus incongrues qui fussent. Il se tenait, en la circonstance, assis dans un riche fauteuil de l'époque Louis XVI, en plein milieu d'une assemblée bruyante, mains croisées, une légère moue flegmatique figée sur la commissure de ses lèvres et un regard laissant entrevoir un profond mélange de lassitude et d'ennui, cherchant sans succès à faire comprendre à toute sa compagnie quelle longanimité était recquise pour endurer leur présence. Les quelques personnes qui l'entouraient donnaient l'impression de le tancer gravement ; une jeune femme, blottie un peu à l'écart dans un autre fauteuil, pleurait abondamment ; ce déluge lacrymal immodéré me laissait déjà augurer une série d'ennuis à venir.

"- Oh ! C'est vous, jeune Chevalier, remarqua l'un des invités. Je le reconnus : il s'agissait du docteur Mollinard, figure relativement connue et réputée dans les environs ; il avait bon nombre de hautes fréquentations et faisait toujours forte impression dans les rassemblements mondains.
- Ravi de vous voir, docteur, prononçai-je en m'approchant de lui sans même lui tendre la main. Voudriez-vous m'expliquer ce qui se passe, ici ? La gravité de cette situation m'inquiète.
- Ce qui se passe, voyez-vous, c'est que ce jeune Aristide vient de déshonorer cette brave fille ici en larmes. Je m'explique : votre ami a donné, hier, une petite soirée pour célébrer sa récente acquisition de nouvelles terres de récolte. L'ambiance était bonne, la chère était savoureuse et le vin coulait avec profusion. Hélas, la petite, peu accomodée à la boisson, a quelque peu abusé dessus, et s'est bientôt retrouvée grise. Et figurez-vous qu'à un moment, celle-ci s'est même attelée à prendre la main d'Aristide, à l'entraîner dehors et à l'embrasser avec toute la langueur que procure un tel état. Vous imaginez bien que celui-ci n'a rien fait pour empêcher la chose, bien au contraire ! Lorsque nous les avons retrouvés, ceux-ci s'apprêtaient à...à...à forniquer dans un coin obscur du jardin !
- Ah (c'est là tout ce que je trouvai à répondre à ce cher docteur).
- Comme vous pouvez le constater, la petite est désormais traumatisée, après une telle vicissitude, elle qui était encore vierge...dites, Chevalier, vous qui connaissez bien du Bellord, ne voudriez-vous pas le morigéner pour sa conduite irrespectueuse et irresponsable d'hier soir ?"

Je jetai un bref regard en direction de l'accusé ; un courant électrique se forma au moment où nos prunelles se croisèrent. Je pus déceler dans les siennes une exquise finauderie. Son excitation flamboyait à l'idée que je pusse mettre un terme à l'emportement de ces imprudents détracteurs ; ses idées étaient claires, j'allai devoir user de l'habileté rhétorique qui m'était propre afin de nous débarasser de ces gêneurs et de susciter l'amusement d'Aristide. Car bien qu'ayant toutes les capacités recquises pour le faire, celui-ci ne semblait néanmoins pas en avoir l'énergie, et préférait assister en specateur à son procès imaginaire plutôt que de souffrir de régler les choses par son propre pouvoir. Il y a toujours quelque chose d'exultant à voir des personnes s'affronter à cause de nos idées ou de nos opinions. Je toussotai doucement afin de m'éclaircir la voix, à la manière d'un orateur s'apprêtant à entamer un morceau de bravoure ; certes j'étais moi-même enthousiaste à l'idée de discourir à l'encontre des idéaux de ces gens, mais je ne pouvais m'empêcher de ressentir ce petit aiguillon déplaisant que subissent ceux se préparant à accomplir une tâche aisée, mais sans toutefois que quiconque leur ait demandé leur avis. Je prendrai cet effort en compte, lors des négociations pour le remboursement de mon livre.

"Je pense plutôt, cher docteur, que je vais féliciter ce méchant Aristide, ou du moins lui présenter un demi-compliment. Car voyez-vous, si je partage bien un caractère commun avec lui, c'est le mépris pour cette forme de puritanisme vertueux et hypocrite si chère aux classes bourgeoises depuis le XIXème siècle. Car celle-ci, en plus de s'accompagner d'une morale totalement étriquée et conformiste, ne conduit qu'au plus bas avilissement de notre espèce et à la plus pure négation de nos désirs les plus naturels. Je crois fermement, figurez-vous, en la double postulation consubstantielle à tout être humain, c'est-à-dire la présence de deux versants, l'un bon et l'autre mauvais, que chaque homme doit combler et satisfaire s'il veut réaliser pleinement sa nature. Nier cette double appétance, monsieur, représente pour moi la plus insigne injure à notre nature, ainsi que la plus haute hypocrisie qui puisse exister ici bas. Vous pourrez toujours vivre dans l'austérité la plus stricte, faire preuve de rigorisme pour toutes vos actions et modérer à outrance le moindre de vos désirs, et ce à dessein d'atteindre un idéal de bonheur limpide et sain, vous ne ferez cependant que scléroser votre quête vers ce bonheur ; car il est pour moi établi, et ce de manière irréfutable, qu'il y a en tout homme cette bête sauvage et fauve, terrée dans les limbes de l'âme, qui doit nécessairement être rassasiée afin de se libérer de ce lourd carcan de frustration qui pèse sur le dévôt ou sur l'ascète ; car même s'il possède la raison, l'homme n'en reste pas moins un animal dont les babines frémissent devant la promesse des blandices qu'offre l'existence. Mais ce n'est pas tout : l'homme, étant situé dans un monde déterminé par le temps, l'espace et la causalité, présente un moi labile et changeant, et par conséquent des désirs en constante évolution. Rien n'est donc plus important que la sincérité à soi dans l'instant, et cet idéal de félicité ne dépend que de cela ; la fausseté est déjà bien assez condamnable lorsque l'on en use avec autrui pour que de surcroît, l'on en use avec soi-même, n'est-ce pas ? Ce cher du Bellord m'a paru suivre brillament cette ligne de conduite : si, sur le coup, il ne voyait aucun inconvénient à se plier aux désirs de cette jeune fille, alors pourquoi aurait-il dû s'en priver ? Je vous le demande ! Il ne fit qu'être sincère avec sa nature, sans prendre aucunement compte de toutes ces règles morales si stupides qui encombrent considérablement notre société, si bien qu'il est dorénavant heureux d'avoir joui de ce charmant épisode sans pour autant avoir quelque regret facheux. Quant à la demoiselle, si pour sa part ce n'est pas le cas, que voulez-vous que je puisse dire pour sa défense ? Pensait-elle que sous l'empire de la boisson, la vie apparaîtrait rose, avec des myriades d'oisillons chantant des Te Deum dans un cadre pastoral ? Quelle candeur ! La sphère de l'excès est toute autre ; y pénétrer, c'est évoluer dans la salissure, dans le cloaque, et agir uniquement par cécité et par frénésie. Si elle n'est pas capable de s'introduire dans cette dimension nouvelle sans éprouver ensuite des remords ou de la mésestime pour elle-même, qu'elle aille s'enfermer incessament et cesse définitivement toute pratique de ce genre ; le monde est déjà assez empli de gens incontrôlables comme cela pour que vienne s'y ajouter un nouveau lot de maladroits."

Ma proclamation laissa le petit comité dans l'ahurissement le plus complet. Même la jeune fille prétendument souillée, qui naguère était encore secouée par ses douloureux sanglots, était désormais coi. Tant mieux : cet excès de faiblesse qu'elle affichait ostensiblement lorsque j'entrai dans la pièce était tout ce qu'il y avait de plus écoeurant et de plus désagréable pour moi. Aristide, en ce qui le concernait, semblait franchement s'amuser. Ce fut d'ailleurs lui qui finit par rompre ce silence fétide dans lequel était alors plongée la salle.

"- Je vois ! C'est un singulier point de vue que tu nous présentes là, Romaric. Mais dis-moi, en ce cas, pourquoi ne serait-ce qu'un demi-compliment ?
- Parce qu'elle est terriblement laide, voilà pourquoi, dis-je en toisant du regard l'inconnue qui, la face rubiconde, trônait toujours nigaudement sur son fauteuil. Sur ce, et avec votre permission, continuai-je en me retournant vers l'assemblée, moi et Aristide avons des affaires personnelles à régler, et ce séance tenante. Pour toute autre précision, je serai à vous, mais un autre jour."

Sur ce, je quittai le salon et me dirigeai vers le bureau, laissant à l'hôte le soin de congédier ses invités. Pratiquer les arts rhétoriques pour rabrouer les imbéciles était déjà assez fatiguant comme cela pour que je m'acquitte en plus de ce genre de futilités.