Lundi 31 août 2009 à 22:22

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Cela commencait à faire longtemps que la nuit avait déployé ses longues ailes au-dessus de notre bas monde, le plongeant de cette manière dans sa chère obscurité ; cette obscurité qui éveille en l'homme réflexions angoissées et pensées morbides, mais qui dans le même temps permet de tomber bien plus aisément dans ce sommeil paisible et regénérateur, chose que je cherchais ici à atteindre sans toutefois toucher au but. Je me tournais et retournais continuellement dans mon lit, agrippant les draps froissés et moites, en quête de cette torpeur dans laquelle mon esprit pourrait enfin obtenir quelque repos mérité. Ce n'étaient pourtant pas les moyens qui me manquaient : la lourdeur de mes paupières faisait ployer mes muscles dans de légères saccades, et mes esprits étaient si nébuleux que j'en venais parfois à me demander dans quelle place je reposais en ce moment. Mais en dépit de cet état léthargique qui aurait sans nul doute berçé n'importe qui dans les bras de Morphée, de nombreux petits détails taraudaient mes sens et les maintenaient constamment éveillés, à l'affût de leurs présences : l'atmoshpère lourde et suffocante dans laquelle baignait ma chambre, les bourdonnements insupportables et perpétuels d'une horde d'insectes bruyants qui avaient élu domicile entre mes quatres murs, ou encore les grincements pénibles de mon matelas soumis à l'épreuve de mon poids et de mes mouvements. Je m'étais couché aux environs de onze heures, désireux de récupérer toutes ces nuits précédentes durant lesquelles je m'étais plongé dans de nombreuses lectures, bien souvent jusqu'aux premières lueurs de l'aurore, à dessein de conquérir quelques parcelles de cet immense champ de bataille que l'on nomme communément Savoir. Lassé de cette interminable et vaine tentative, je me levai de mon lit puis m'attifai d'une longue robe de chambre pourpre, avant de me diriger vers la cuisine, où je me servis un verre d'un vieux brandy. Une fois cette tâche accomplie, je m'acheminai vers le salon, où je pensais reprendre la lecture de quelques pages du Pharsale de Lucain ou encore des Satires de Juvénal ; c'était sans compter sur la présence totalement inopinée de Kristolor qui, pareillement à moi, semblait avoir abandonné sa quête de sommeil et avoir plutôt choisi de s'ébaudir en exécutant quelques croquis de personnages mythologiques qui lui étaient chers ; croquis qui semblèrent bien prosaïques et désuets en comparaison du sourire qu'une quelconque force supérieure dessina sur son faciès lorsqu'il vit arriver une personne avec qui partager sa solitude et son impuissance. Ce fut donc enchantés que nous nous installâmes conjointement et entamâmes la conversation, qui fut évidemment un peu laborieuse, tant notre état de fatigue avait amolli nos esprits et, par la même occasion, notre répartie. Je l'enjoignis donc à poursuivre l'histoire de ses concupiscences malheureuses, et notamment lorsqu'il se fut enamouré d'une certaine Gabrielle, dont il avait déjà commencé à me conter la manière dont elle l'avait envoûté.

- Il est vraiment étrange, Romaric, de voir à quel point les effets que nous causent la vue de certaines femmes peuvent être important en intensité et en durée, commenca-t-il. Comme si, contenu dans cette fine enveloppe de chair tendre à la couleur d'albâtre, leur être essentiel resplendissant comme un diamant exposé aux rayons du soleil de midi, se révélant dans sa forme la plus pure à ceux qui daignent s'adonner à sa contemplation la plus naïve et la plus désintéressée. Car à chaque fois qu'elle était présente, un frisson torpide me parcourait subitement l'échine, alors que mes yeux se posaient sur son visage suave. Ô, Nature, avais-je toujours envie de m'exprimer, avec quelle délicatesse tu as prodigué toute ta splendeur à cette belle enfant ! Que de dons sublimes tu lui as généreusement octroyé ; lorsque l'on contemple ce doux visage et ce corps charmant, ce n'est pas seulement matière charnelle et muable que nous voyons, mais bel et bien ta substance la plus pure et la plus sublime, que tu as immiscée dans ce corps séraphique afin d'en faire le plus bel objet terrestre, que tout homme espère un jour faire sien ! Sous une abondante cascade de cheveux châtains parfaitement bouclés brillait de mille feux ce visage, si fin et harmonieux, que je m'étais pris à admirer si souvent. Ses yeux d'un noir profond étaient deux abysses éternelles dans lesquelles mes pensées envoûtées plongeaient fatalement dès que je me tenais face à elles. Et sous ce corps diaphane duquel se dégageait la plus lascive des féminités se cachaient une délicatesse sans bornes et une préciosité maîtrisée. Ah, Romaric, comme j'aurais aimé serrer dans mes bras cette géniture divine jusqu'à ce que nos deux corps se fondent pour toujours en un seul et même être ! Comme j'aurais aimé couvrir sa fine bouche de baisers fougueux jusqu'au crépuscule des temps ! Hélas, je n'ai pas eu cette chance, et tout ce qui était alors en mon pouvoir, c'était de la pouvoir regarder avec cet autre homme ; cet autre homme pour qui elle éprouvait une authentique et réciproque dilection, tandis que pour moi, il n'y avait eu qu'affection infertile. Il m'était bien impossible de concevoir comment après tant de déclarations brûlantes, tant d'aveux enflammés, tant de serments revendiqués, tant d'amour et tant d'affliction enfin, je ne parvenais à saisir, dis-je, comment un autre homme eût pu planter aussi promptement et aussi aisément son oriflamme sur le coeur de mon adorée, lui qui n'avait assurément pas souffert le quart de mes efforts rageurs ! Il m'était d'ailleurs tout autant impossible de comprendre comment autrui pouvait ne serait-ce qu'éprouver vaguement ce que j'endurais à chaque minute de mon existence ! Et tout cela me faisait enrager. Oh, comme je bouillonnais de jalousie et de haine en contemplant ce tableau si odieux, symbole de tous mes actes futiles ! Comme j'aurais humecté de mon infâme venin leur gracieuse bulle sentimentale ! Mais d'un autre côté, n'était-il pas attendrissant, le pathétique spectacle qu'ils offraient là ? N'étaient-ils pas bouleversants, ces deux petits êtres séraphiques, ignorant mutuellement leurs défauts respectifs, plongés dans leur douce illusion - cette rêverie passionnelle ! - et sourds à la dure réalité qui finira par les rattraper ? Si méprisables et si languides ! Si abjects et si émouvants dans le même temps ! Oh, je ne savais absolument plus quoi penser, Romaric, et cela me troubla jusqu'au plus profond de mon âme. Je restai bien longtemps dans un tel état ; des semaines, peut-être même des mois. Mais finalement, comme la peinture d'un tableau finit par s'effriter et se ternir à l'exposition de l'air libre, la passion finit également par décroître, et au bout du compte, j'ai réussi à l'oublier. Ne subsista alors que cette sorte d'indicible langueur, cette légère mélancolie lorsque je la regardais, qu'engendrait la prise de conscience de ne jamais avoir profité d'une chose que l'on a un jour désiré de toute son âme.

Fasciné au plus haut point par la fougue et par l'inspiration avec lesquelles Kristolor me décrivait Gabrielle, transport comparable aux anciens poètes Romantiques, je le poussai à me décrire plus succintement - mais tout aussi précisément - d'autres de ses amours passés, qu'ils fussent plus éphémères ou moins violents, peu m'en importait. Le principal était de le voir donner une réalité sensible à ce qui n'était plus que songe en son esprit, et cela par le simple moyen de la chaleur de ses mots. La frontière entre ce songe lointain et l'instant présent semblait alors s'oblitérer, comme si chacun des détails ou des faits qu'il me contait était un coup de griffe qu'une taupe eût lancé contre les derniers pans de terre la séparant de son terrier ; et je pouvais m'imaginer, juste en observant le pétillement dans les prunelles de Kristolor, ces jeunes femmes se tenir juste devant lui, dans toute leur consistance d'antan, pétulantes et emportées comme le sont toutes les femmes à cet âge nubile. Des réalités hors du temps, vierges des brutaux assauts des années, aussi fraîches et vivantes que si le jeune honne les eût vues la veille. Voilà le phénomène sublime qui se déroulait actuellement, juste devant moi. Je fus notamment saisi par la description de la seconde plus grande frustration qui hantait son coeur, la seule que je retranscrirai ici.

- Ma plus haute aspiration, ma plus ardente concupiscence juste après Gabrielle, avait été envers une jeune femme de ma classe, lorsque j'étais en dernière année de lycée. Sa beauté égalait pratiquement celle de Gabrielle, et je pensais parfois même qu'elle lui était supérieure, à cela près que son corps était encore plus porté à maturité, si bien que chaque coup d'oeil soutenu vers son être tout entier était toujours un délicieux spectacle. Je vais te la décrire ! Elle avait les lèvres les plus roses et les plus parfaites, les yeux brillant d'un éclat d'opale, les cils les plus fins, le nez le plus mignon ; en clair, le visage le plus charmant. Et sa gorge ! Ah, Nature, jamais tu n'en fis d'aussi magnifiques, d'aussi voluptueuses, d'aussi purement formée ! Et si encore ce n'était que cela ! Ces membres graciles, cette peau ferme et glabre, et cette taille de nymphe ! Juge donc, par la manière dont je porte cette muse céleste au pinacle, à quel point les autres biens de ce monde apparaissent comme dérisoires et insipides, comparés à sa magnificence ! Ah, mais en dépit de sa toute-puissance et de son infinie sagesse, la nature est parfois bien ingrate. Car figure-toi qu'elle mêla au sang de cet ange amène aux ailes d'airain la chasteté d'une Vestale ! Car oui, elle était une créature sacrée, regardant ses soupirants avec indolence et n'offrant son coeur saint à quiconque. Savons-nous assez, nous autres de la race mâle, à quel point son vifs les feux de la géhenne dans lesquels se consume le pauvre homme qui contemple l'objet de sa fringale, certain du plus profond de son être qu'il ne sera jamais sien ? Tu sais Romaric, les femmes sont décidément bien fabuleuses et incroyables : elles, plus que n'importe quel autre être vivant sur terre, ne m'avaient jamais aussi bien fait comprendre l'inutilité de mon existence et la désuétude de mes sentiments.

A cette dernière phrase, je ne pus m'empêcher de ressentir un vif pincement au niveau du coeur, car bien que je fisse tout pour me convaincre du contraire, j'avais moi aussi cette amertume qui souillait continuellement le goût de ma salive, comme ces bovins que l'on marque au fer chaud de manière indélébile. Mais ce n'était rien comparé à l'admiration béate que j'éprouvais à ce moment pour Kristolor. En me détaillant ces beautés, il s'était bien détaché de la condition humaine, pour rejoindre la sphère illustre et supérieure des artistes. Il ne se contentait point de m'énumérer banalement leurs qualités, comme le ferait le plus commun des mortels : non content de prendre les phénomènes sensibles comme la nature les lui présente, il les embellissait, les sertissait de perles rares et les dotait de mille joyaux : il achevait, somme toute, les oeuvres incomplètes telles qu'elles apparaissaient afin de les doter de cette perfection qu'elles n'auraient jamais eu à leur état naturel originel. A l'instar des grands parfumeurs maniant avec brio toutes les arcanes de leur art, il pouvait donner à ses ouvrages les teintes et les senteurs qu'il désirait : si l'envie lui prenait de glorifier une beauté quelque peu orientale, il lui suffisait d'ajouter à sa mixture quelques gouttes de spika-nard. Si son dessein était d'obtenir un réhaut puissant, un peu de patchouli était du plus bel effet. Ou si encore il devait évoquer le calme des campagnes ensoleillées ou encore l'intimité et la fraîcheur des bois, il ajoutait avec la plus grande aisance quelques touches de musc, de lavande ou de fleur d'oranger. Et au final, sa création se révélait éminemment plus admirable et plus digne d'éloges que n'importe quelle offrande naturelle, en ce qu'elle était pénétrée au plus profond de son être par cet incommensurable esprit artistique, par ce souci perpétuel de perfection. Les beautés artificielles, engendrées par l'amalgame de la réalité prosaïque et de l'esprit de l'artiste emporté par sa frénésie ne se trouvent nul part ailleurs et sont d'autant plus précieuses qu'elles ne peuvent être créées que par un seul et unique homme. Car il faut également retenir que toute création est une potentialité, s'extirpant dans sa forme sensible d'un néant mêlant possibilités d'être et de non-être, eux-mêmes sous-tendus par de nombreux facteurs. Une oeuvre est belle, car elle aurait pu ne pas être et ne jamais advenir ; si telle conscience ne l'avait pas mise à bas, alors la possibilité de son existence eût été renvoyée dans cette décharge puante des potentialités qui n'adviendront jamais. Alors je regardais ce spectacle et je me taisais, en remerciant intérieurement ce jeune créateur pour me l'avoir offert.

Note : exceptionnellement, une photo de moi en guise d'accompagnement. J'ose espérer que cette petite algarade ne me fera pas passer pour plus égocentrique que je ne le suis.

Jeudi 20 août 2009 à 23:09

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C'était cette fois-ci sur un banc du petit parc municipal, au bois craquelé et froid, que je me retrouvai seul dans le crépuscule. Encore une fois, serais-je tenté de dire. A croire que le tempérament passionnel de Kristolor et son emphase dès qu'il s'agissait de dresser un portrait extatique d'une beauté commençait à déteindre sur moi, moi qui toujours avait prôné le stoïcisme et la maîtrise totale des troubles de l'âme en toutes circonstances. Jusqu'à maintenant, les femmes n'avaient jamais été un réel problème ; je me complaisais à les conquérir en élaborant les plus rigoureuses et imparables stratégies le temps de quelques rendez-vous et autres soirées mondaines pour ensuite entâmer la consommation sexuelle, sans jamais rien entériner d'officiel. Je n'ai jamais eu de point d'accroche, et si j'eus été une frégate, l'on eût pu dire que le vaisseau vagabondait en un voyage permanent, sans aucun point d'escale ni aucune bite d'amarrage. Mais le jour où l'équipage gronde, et c'est bien là le point que j'avais si longtemps tenté d'omettre, le jour où l'équipage en sérieux manque de vivre veut retrouver sa patrie mère et s'établir un foyer, ce jour-là doit nécessairement surgir, fût-ce après de longues années de calme et d'obéissance auprès du plus impavide des capitaines. J'étais seul, c'était là un point formel et indiscutable, et n'avais jamais possédé quoi que ce soit, n'avais jamais réussi à attiser ne serait-ce que le plus infime des entichements, n'étais jamais parvenu à obtenir la plus minime des importance auprès de l'un des membres du beau sexe. J'errais seul, dans un désert cosmique, vide et nu, dépourvu de la moindre réalité, les pieds tournés vers le néant, la tête et les bras tendus vers un infini angoissant. Et dans ce cosmos, j'étais un orbite, autour duquel gravitaient des constellations nébuleuses et des météores épars. Des planètes ? Non, impossible de considérer les membres de ces astérismes comme tels. Plutôt des ectoplasmes, des apparitions dénuées de toute substance, des subjectivités avec lesquelles notre esprit, borné par ce carcan de tissus en constante déliquescence, tentera vainement de se confondre afin d'atteindre une harmonie parfaite et totale, peut-être par nostalgie, pour recréer cet être originel androgyne que dépeignent les mythes grecs mais qui fut séparé en deux par les dieux, formant alors deux morceaux sui generis, l'un mâle et l'autre femelle. Mais les corps s'en mêlent, et la multiplicité des consciences se fait ressentir ; ce firmament se mue alors en un grand théâtre où évoluent des cadavres ambulants qui entameraient un bal morbide, où les carcasses futures s'entre-frôleraient leurs membres pâles et s'entre-dévoreraient de leurs globes oculaires gras. Un coeur qui, un jour, posséda quelque chose, endure un terrible manque suite à la disparition de cette chose ; il sait alors qu'il a perdu, et se consacre alors éperdument à sa quête d'un nouvel objet de convoitise, non pas pour engendrer une joie positive, ce serait tellement beau, mais uniquement pour se préserver d'une affliction future engendrée par la non-obtention de cet objet. Mais il est également bien morne, le sanctuaire ruineux où repose celui qui jamais n'a possédé, qui a toujours vécu avec ce manque funeste, et qui entend les plaintes de ceux ayant perdu se désolant au sujet de ce que, lui, n'a jamais eu l'opportunité de goûter. C'est un homme bien égaré et confus que celui-ci, victime des plus morbides pensées fondant en essaims entiers sur lui. Puis advient le jour ou le martyr de cette grande tragédie décide de mettre fin à ses jours et, n'étant pas comme ces pleutres bourgeois et autres fanfarons des basses classes, passe à l'action incontinent ; non pas pour nier définitivement son attachement à la vie en général, car cet individu veut vivre, mais bien pour hurler au monde que c'est d'une autre vie dont il aurait voulu, que c'est d'une autre destinée dont il aurait rêvé. Je me sentais comme ces hommes-là, et j'éprouvais la plus vive admiration quant à ce que symbolisait l'achèvement précoce de leur vie. Hélas, pataugeant dans ma médiocrité crasseuse et dans mes attachements matériels - et donc méprisables, j'étais encore ici à me tortiller et à me débattre, à l'instar de ces beaufs qui, menés à l'abbattoir, se rendent finalement compte de la catastrophe qui les guette, se livrent à leurs instincts animaux les plus primaires.

Pourquoi fut-ce à moi que l'on fit don de la vie ? Ce pantin monstrueux qu'est mon corps, mû par une quelconque force transcendentale et supérieure, pourquoi fallait-il que ce soit mon esprit qui l'ait reçu comme réceptacle ? Pourquoi pas un autre ? Je n'imagine pourtant pas la possibilité que ma conscience eût pu ne jamais exister, et je n'imagine conséquemment donc pas que d'autres consciences potentielles puissent demeurer au stade d'inexistence. Et ces âmes sans refuge, sont-elles en nombre limité ? Je ne puis l'imaginer, je ne puis conçevoir que l'on puisse ne pas être, que l'humain puisse porter en lui cette discordance, ces deux opposés que sont l'être et le non-être. Mais notre présence elle-même en cette terre ne relève-t-elle pas elle aussi de l'absurde le plus complet ? Ces consciences, auxquelles personne n'a rien demandé, sont réparties dans ces larves labiles et périssables, de la manière la plus gratuite et la plus aléatoire qui soit. Et ce pour quoi ? L'on pourra toujours assomer les gens avec de belles paroles, à la manière d'un Kant qui, brandissant tout haut son impératif catégorique et son idéalisme, énonçe que c'est à chaque individu d'attribuer à son existence un but qui lui soit propre, un sens défini et particulier. Laissez à un quidam le choix d'un objectif à accomplir, son torse se gonflera d'orgueil et le sang bouillera dans sa tête, échauffé par l'uppercut d'un vain courage ; mais faites-lui prendre conscience de l'étendue des embûches et des contingences se trouvant sur sa voie, il redeviendra le cuistre qu'il fut toujours et s'empressera de s'enfuir, couvert de honte par ses prétentions. Non, assurément non, la vie n'a aucun but qui lui soit intrinsèque, et ce n'est pas la présomption de quelques téméraires voulant lui faire prendre un sens purement subjectif qui lui en pourvoira un, flamboyant et immuable. Et même sans cela : figurez-vous l'univers entier, ce vagin béant diapré de teintes bleuâtres et serti de diamants, imaginez-vous seulement l'ampleur de cet infini, des corps célestes à perte de vue ou encore des vies potentielles existantes sur d'autres galaxies. Il est ensuite bien ardu d'imaginer sérieusement et plus de quelques secondes que les piètres exhalaisons émanant de cette tourbe buveuse d'idylles que l'on nomme vulgairement espèce humaine puissent être d'une incidence assez importante sur le reste de ce qui est pour justifier leur court séjour sur Terre en tant que phénomènes sensibles.

Nom de Dieu, voilà que la douleur s'accroît. Qu'il est ardu de décrire précisément cette sensation, d'en procurer tous les détails, d'énumérer chaque pointe et chaque s'enfonçant dans notre organisme à ces moments précis. Vos tripes sont en flammes, votre coeur brûle d'une vive et intense clarté, vos entrailles entières sont déchirées par cette véhémente déflagration ; l'Enfer de Dante tout entier est en vous, et vous incarnez le Démon de la Passion inaccomplie. Vous voulez vomir, déverser cet incendie hors de vous, en vagissant votre souffrance et en assurant votre envie que tout soit autrement, votre envie d'être meilleur. Mais tout cela reste insuffisant. Et vous êtes là, contrit, accablé, payant le prix des pêchés de vos semblables, frémissant de peur devant le futur incertain qui se présente devant vous. Vous n'êtes plus cet impétueux Etna qui fulminait, non, vous n'êtes devenu qu'un feu follet, dont la lueur diaphane frémit fébrilement ; puis elle s'éteint, et vous n'êtes finalement plus qu'un spectre erratique. Le joug sinistre de la honte vous accable ; la loi naturelle et commune à tous les êtres vivants prescrivant à chaque individu de lutter pour pérenniser son existence le plus longtemps possible, mais également d'assurer le renouvellement de la génération future, s'oppose ainsi à vous, car malgré vos efforts, vous restez un spécimen inutile et improductif, impuissant à effectuer la perpétuation de l'espèce. L'amour, c'est sortir de soi, défier les limites charnelles de sa manifestation sensible, se sacrifier pour autrui, et chercher en cet autrui ce sentiment d'admiration et de confiance si cher à notre égoïsme ; ne jamais en avoir reçu, c'est l'assurance d'être un mâle incapable de remplir ses objectifs et de pallier ses défauts, la certitude d'être aussi nécessaire qu'une blatte et aussi seyant pour une dame qu'un haillon recouvert d'excréments, mais aussi s'évertuer à se donner à soi-même cet amour - ainsi que tout ce qu'il engendre - que l'altérité nous a toujours refusé, avec la permanente impression d'une irréversible destinée solitaire marquée au fer rouge dès la sortie du ventre de la génitrice, lui-même extrêmement proche des matières fécales contenues dans le corps humain, soit-dit en passant. Et cette mémoire qui s'en mêle, bon sang. Il est établi que l'oubli des souvenances malheureuses est indispensable aux hommes, afin d'éviter un débordement de souffrance, à la manière d'une eau à ébullition dont la masse des bulles de vapeur viendrait renverser un couvercle. Il est aussi reconnu que l'oubli des souvenances heureuses empêche toute éventualité de bonheur constant et contraint à cette éternelle soif de nouvelles voluptés. Mais dès lors que j'essuyais une déception sentimentale, dès lors que je reprenais conscience de cette solitude au corps poilu, le même phénomène intervenait toujours : les réminiscences de toutes ces anciennes femmes et de toutes ces déconvenues apparaissaient de tous les coins et recoins de ce palais mnémique, surgissant des douves, des catacombes ou des geôles humides, s'accumulant ainsi jusqu'à former un caillot solide et étouffant : l'échec de toute une vie. Je pourrais toujours penser ce que je voudrais, je pourrais toujours me mettre en tête les mêmes dogmes que ces fanatiques qui se font exploser en pensant servir une cause juste, je pourrais toujours lire et relire ces délicieuses paroles de Baudelaire, qui écrivit un jour :

"La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy.", le résultat sera le même. Car l'homme aura beau chérir ses rêves de plénitude par l'ascétisme ou l'ataraxie, il n'en restera pas moins une bête inféodé par ses plus élémentaires désirs, enfouis au plus profond de sa nature véritable... Mais il se fait tard. Je ferais mieux de rentrer, d'autant plus que je n'ai toujours pas dîné. Ce soir, ce sera canard confit et LSD au menu. Car aucun expédient n'est assez bon pour apaiser nos plus grands troubles.

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