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Après que cette brusque souvenance se fût dissipée, et me rendant compte que cela faisait plusieurs longues minutes que j'étais resté dans mon fauteuil sans esquisser le moindre geste, je ne pus m'empêcher de secouer paresseusement la tête avant de saisir mon verre d'absinthe et de le vider d'un seul trait. Presque immédiatement, j'en ressentis les effets chaleureux et enivrants, comme si la Fée verte m'eût touché de sa baguette de jade ; il faut dire que le volume d'eau que j'avais versé était en quantité inferieure à la normale, pareillement que le morceau de sucre alors déposé sur la cuillère à absinthe, elle-même placée au faîte du verre, chose permettant à la plante d'exhaler pleinement ses arômes, comme un jeune enfant ne devenant lui-même qu'une fois que ses parents se soient absentés. Désormais détendu, je pris l'un des cigares entreposé dans une petite boîte dorée, en sectionnai l'extrémité et entrepris de le fumer, tirant de généreuses bouffées de tabac. Les volutes que formaient l'horrible substance que j'expirais semblaient dessiner, dans la pénombre environnante éclairée par les flammes espiègles de la cheminée, des corps nus de femmes qui s'entrelaçaient dans un ballet lascif, embrassant et caressant leurs peaux dont la carnation exprimait une translucidité opaque. Soudain, un bruit métallique, dans le fond de la salle. La porte s'ouvre. C'est Kristolor ; il se dirige vers moi, prend place sur un siège proche, puis regarde fixement la sarabande du feu, ses pensées brumeuses totalement fermées sur elles-mêmes, comme un loqueteux eût observé en secret une farandole de gens heureux. Connaissant parfaitement la personnalité du personnage, je n'eus aucun mal à savoir que malgré son attention portée sur les modestes flammèches qui se présentaient devant lui, un brasier bien plus intense serinait encore en lui-même les désirs amoureux les plus extravagants. Puisqu'il semblait bien plus préoccupé par ce fléau que toute autre chose, je décidai le premier de rompre le silence, tout en sachant néanmoins qu'aucune de mes paroles ne lui serait d'un soutien quelconque.

"- Sais-tu, Kristolor, qu'il n'y a rien qui aille tant à l'encontre des lois naturelles qu'une passion amoureuse durable ? L'homme a longtemps cru voir en la nature des exemples manifestes de bêtes décidant de s'établir ensemble afin de procréer puis de participer à l'élevage conjugué de leur progéniture. De telles images lui procurèrent un modèle idéal, une règle à suivre à dessein de fournir à autrui l'idée d'une grandeur d'âme et d'une loyauté réciproques, et de prodiguer la meilleure éducation possible à leur descendance. Quoi de plus abominable ? Quoi de plus importun et de plus castrateur pour l'originelle liberté dont chacun a le droit total et légitime de jouir ? De récentes études scientifiques ont définitivement aboli de telles croyances, et il est commun chez tous les animaux d'aller tromper leur partenaire, de partir à la recherche d'un procréateur bien plus apte à fournir des rejetons d'une meilleure constitution et plus capables de survivre au milieu d'une nature hostile et dangereuse. Il en est de même pour l'homme : sa conscience profonde lui dicte de choisir le meilleur partenaire possible selon des critères bien établis et définis pour que sa descendance soit physiquement forte et agréable à la vue, et donc idoines à se reproduire à leur tour de manière optimale. Les aspirations familiales et pérennes sont bien l'une des plus grandes calamités qu'ait apporté l'établissement des hommes en société, rien de plus.

A peine eus-je achevé mon discours qu'une moue se forma sur le faciès de mon jeune ami, lui qui il y a quelques minutes encore adoptait une posture si marmoréenne, d'autant plus mise en valeur par l'ombrage ondoyante du feu de cheminée, ce qui donnait aux traits de son visage l'allure d'un masque du théâtre grec antique ; j'eus d'ailleurs l'impression d'être une sorte de Pygmalion qui, par l'ouvrage de son art, serait parvenu à donner vie à ce qui n'était alors qu'une statue d'ivoire. Ce réveil était tout à fait l'effet que j'escomptais, et ma nouvelle Galatée éleva enfin la parole.

- Toujours cette conception aussi animaliste et réductrice des passions humaines. Enfin, Romaric, ne veux-tu pas ouvrir les yeux ? L'homme demeure certes un animal, mais qui diffère du monde des bêtes en ce qu'il possède cette capacité à se projeter dans l'avenir, à réfléchir sur sa propre existence, à s'extirper de sa condition première et primitive - et donc naturelle - qui fait toute la grossièreté bestiale. Si les membres de toutes les autres races sont voués à coïter bêtement avec l'autre sexe pour qu'ensuite le mâle parte et laisse la femelle seule élever son petit jusqu'à ce qu'il puisse vivre indépendemment de toute aide extérieure, l'homme possède en lui la capacité de surmonter cette fatalité. L'être humain, même au coeur du plus pur état de nature, contient en lui des germes de sociabilité, et seule la vie sociale - et surtout sentimentale - lui permettent d'accéder à cette chaleur, cette tendresse, cette complicité, ce sentiment de protection et de proximité auquel il aspire intérieurement en toutes circonstances. D'autant plus que je dissocie l'amour de la passion, elle-même infiniment supérieure au désir le plus basique. L'amour éprouvé pour une femme, chose qui dépasse toute autre passion existante, c'est éprouver le sentiment qu'elle seule puisse combler un certain manque en nous, comme si elle était d'une nécessité impérieuse à notre survie ; c'est ressentir l'obligation intérieure de lui plaire par tous les moyens, de faire en sorte qu'elle ne voie que nous, sous peine d'éprouver la plus vive et la plus lancéolée des afflictions ; c'est sortir hors de soi, vivre par elle et pour elle, comme si notre souffle dépendait du sien. Et surtout, c'est espérer un bonheur infini et indéfectible uniquement par la possession de cet être si cher à notre coeur. L'amour est la plus haute et la plus auguste expression du désir d'absolu persistant en chacun des hommes, voilà ce qu'il est.

- Oui, j'entends bien que l'amour est initialement une pulsion vers cet absolu que tu me décris, et tu as d'ailleurs tout à fait raison de distinguer la passion de l'amour. Mais si je puis me permettre, la conception de l'amour que tu m'avances est erronée, et l'absolu auquel tu aspires n'est rien de plus qu'une pâle chimère qui se profile à plusieurs galaxies de distance. Certes, l'on s'imagine tout d'abord monts et merveilles lors du début d'une passion, et l'on voit dans l'autre le seul et unique fondement de notre bonheur à venir, celui-ci allant même jusqu'à devenir la condition sine qua non de notre propre existence. Mais pour aboutir à quoi ? Il faut que tu saches, Kristolor, que cet élan premier a tôt fait d'être déçu ; car bien vite, la routine s'installe, les habitudes prennent le dessus, la tristesse et la fadeur remplacent la joie et le goût de la passion. On se rend alors compte que cet absolu que l'on croyait si proche n'est finalement pas de notre monde, et que cette divine allégresse dont on se délectait jusque là n'a pas supporté les assauts du temps, qui l'ont gâtée par des croûtes de moisi et une odeur rance, comme le meilleur des mets finit inexorablement par pourrir. Cette illusion d'un amour immuable et vérace n'a d'ailleurs pas toujours habité les coeurs humains, ne remontant qu'aux alentours du moyen-âge, où elle fut chantée par les ménestrels, par le biais du mythe de Tristan et Iseult par exemple, ou n'importe quel roman de chevalerie, comme Amadis de Gaule ou Tirant le Blanc. Ce que l'on nomme amour sans forcément rien y connaître, ce n'est pas cette impulsion naturelle vers cet absolu mensonger, mais bien l'habituation une fois accomplie, c'est-à-dire la prise de conscience que la passion fougueuse et les jaculations endiablées d'autrefois ne seront plus jamais accessibles avec le partenaire choisi, et ce par aucun artifice, que ce soit par les voyages, les expériences nouvelles, les folies de jeunesse renouvellées, les pratiques sexuelles exotiques ou je ne sais quoi encore. C'est le fait d'admettre que la passion est dorénavant remplacée par une tendresse quotidienne. L'amour est cet attachement légèrement terne qui parvient toutefois à durer à travers les embûches du temps, et il est ainsi le plus haut et le plus incontestable renoncement à l'absolu qui puisse exister.

- Mais... Romaric ! Ce que tu dis là, c'est épouvantable !

- Et pourtant, je n'en ai pas encore fini. T'es-tu déjà demandé une fois quelles étaient, non pas les effets ou les causes, mais bien les origines mêmes de cette passion primaire ? Laisse-moi t'expliquer ma vision des choses qui, je le pense, s'approche bien plus de la vérité que tes opinions jeunes et exaltées. Vois-tu, le plus haut dessein de l'homme durant sa vie, bien plus important encore que de jouir étourdiment des plaisirs qui se présentent à lui ou encore de ne rien faire - chose qui, tu l'avoueras, sait en affriarder plus d'un, mais bien de perpétuer sa propre espèce, d'assurer la survie de sa race, chose qui passe par le travail individuel de tous, travail qui concourt donc au bien général. Les signes de cette inclination individuelle se trouvent en chacun de nous, par exemple par les manifestations de pitié, où un membre de l'espèce reconnaît dans le mal d'autrui un mal qui pourrait lui arriver et fait donc tout pour stopper ce mal et s'assurer que, si un tel tourment venait le frapper, d'autres membres pourraient également venir à son secours : c'est là l'un des sentiments les plus naturels et les plus nobles qui existent, et cela, Rousseau ou Schopenhauer l'ont parfaitement compris. Mais la manifestation la plus limpide de ce dessein demeure dans la priorité absolue que se donne tout individu de s'adonner à l'acte de reproduction ; cet absolu auquel tu pensais authentiquement aspirer n'est en réalité que ladite priorité absolue de perpétuer son espèce. Je te parlais tout à l'heure des femelles animales, qui cherchaient sans cesse un reproducteur assurant une postérité forte et capable ; il en va de même pour les humains, et celui pour qui un être éprouvera cette illusion d'amour sera celui qu'il considérera comme le plus à même de fournir une géniture disposant d'une bonne constitution et d'autres qualités. De cette manière, les membres cacochymes, maladifs ou handicapés n'ont aucun succès auprès des femmes, puisqu'ils ne présentent aucun des atouts nécessaires à une descendance en bonne santé, à contrario des membres jeunes, forts, beaux et sociaux. D'ailleurs, ce qui nous fait languir et nous émeut dans les grandes histoires inventées ou les pièces de théâtre, lorsqu'il est question d'amour, n'est-ce pas, par l'union improbable de deux êtres, leur triomphe sur les interêts personnels des autres, et ainsi le triomphe du bien de l'espèce ? Pense un peu au vieux dicton des contes de fées : "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Et parallèlement, dans les grandes tragédies, ce qui nous blesse et nous affecte, n'est-ce pas ce désir de triomphe stoppé et empêché par quelque incident pernicieux, entrainant la séparation ou la mort des deux amants ? "Roméo et Juliette" en est le meilleur exemple, et Shakespeare est l'un des auteurs les plus éminents qui soient . Il n'y a d'ailleurs rien de plus égoïste que d'aller s'amouracher de quelqu'un et de tenter de le séduire, puisque toute action est accomplie en vue d'une fin, et que cette fin est ici l'espoir d'une action d'autrui qui nous soit bénéfique pour nos désirs intérieurs, et que pareillement, le regard que porte sur nous l'être aimé nous donne une sensation gratifiante, l'impression d'être le meilleur des hommes et d'avoir été choisi parmi tous les autres hommes, en ce qu'en nous choisissant, il a ensemencé en notre esprit l'idée du plus illustre des honneurs : celui d'être son générateur. D'ailleurs, lors de la recherche de cet être aimé, comme tu le nommes, la primauté est donnée à notre soif charnelle, et donc aux propriétés physiques d'autrui, et non pas à ses vertus morales ou je ne sais quoi encore, et ce ne sont pas les exemples qui manquent pour corroborer mes dires : les mariages forcés, les relations pour de l'argent, les viols, les aventures d'un soir, le libertinage, le profit d'un corps par l'abus de drogue ou d'alcool, et je te passe le reste de la liste. Dur tableau pour les candides éperdus, n'est-ce pas ? Pour finir, sache que des études scientifiques sérieuses ont prouvé que ton illusion d'amour telle que tu me la dépeignais, en tant que pulsion vers un absolu, ne dure qu'au maximum trois ans, avant de s'amenuiser puis de péricliter définitivement.

- D'accord, d'accord, c'en est assez, souffla un Kristolor qui semblait quasiment à bout de nerfs. Je vois que tu as une opinion bien ancrée, qu'elle soit légitime ou non, et que tu t'es arrangé pour trouver assez d'arguments pour soutenir ta thèse sans ciller. D'accord. Mais dis-moi alors une chose. Si l'amour n'est que ce désir caché de perpétuer son espèce, et si toute attirance vers un membre de l'autre sexe se base uniquement sur des critères physiques, comment expliques-tu que chez certains, une telle passion ne naisse qu'après plusieurs mois, voire plusieurs années ? Et de la même manière, comment se fait-il que certains entretiennent des relations purement amicales durables, sans aucun désir latent ?

- Oh, mais ça, c'est très simple !

Nous tournâmes simultanément la tête. Aristide venait d'entrer d'un pas léger et se dirigeait vers nous, sans aucunement remarquer la gravité des traits de mon jeune ami. Il se jeta sur l'un des fauteuils avec une souplesse toute féline, puis se dodelina quelques secondes d'un air satisfait, à la manière d'un félin qui se roulerait dans un tapis d'herbes grasses après un bon repas. Une fois qu'il eût fini cela, il prit un verre, se versa un fond de brandy, et continua sur sa vive lancée.

- Vois-tu, jeune homme, si une passion semblable finit par faire florès après un si long temps, c'est uniquement parce que l'individu en question n'a plus de proies potentielles dans son entourage, et que faute de mieux, il se concentre sur la femelle la plus encline à satisfaire ses instincts animaux et qui soit dans sa société, comprends-tu ? Car au fur et à mesure que les meilleurs membres du beau sexe sont pris par les mâles dominants, ou du moins ceux qui apparaissent tels auprès d'elles, ledit individu va restreindre ses choix et baisser dans la hiérarchie, pour finir par prendre ce qu'on daigne lui laisse, ou encore ce qui daigne s'offrir à lui, en ce que l'on obtient finalement juste ce que l'on mérite. Et pour ce qui est des amitiés, ce ne sont là que des inventions de femmes, qui veulent se rassurer des idées émises par les hommes comme Romaric, qui sont plus nombreux qu'on ne le pense souvent, pour peu que l'on se donne la peine de les chercher. Les relations entre membres des deux sexes seont toujours ambigües, quoi que l'on en dise, et les mâles voient toujours dans toutes les femelles une partenaire potentielle, tandis que les femmes voient dans certains individus un pur moyen de se sentir intéressantes et réconfortées en leur racontant incessament leurs aventures et leurs malheurs : et ce sont ces individus que l'on nomme des laquais. Il faut savoir s'éloigner un peu de la doxa et voir la réalité en face, plutôt que de se complaire dans des opinions emplies de puritanisme et de morale bourgeoise. Cigarette ?

A peine eut-il tendu son paquet que Kristolor se leva sans proférer une seule parole et quitta la pièce à grandes enjambées, avant de refermer la porte d'un geste sec et raide, sérieusement échauffé par les sentences gratuites et arbitraires - j'étais moi-même disposé à le reconnaître - d'Aristide ; les flammes courroucées qui crépitaient dans son intériorité profonde ne pouvaient plus supporter une telle épreuve, comme si son âme, hurlant sous la géhenne, se trouvait d'un coup trop étroite dans le corps du jeune homme pour vivre sans lui infliger d'atroces souffrances. Aristide se contenta d'hausser les épaules et d'allumer sa cigarette. La fumée qui s'exhalait de sa bouche, d'un blanc plus marqué et plus voluptueux que celui de mon cigare, allait se mélanger à celle de ce dernier dans les hauteurs de la pièce. Après un court temps de silence, il se tourna vers moi d'un geste svelte.

- C'était le jeune Kristolor Rethrew dont tu m'avais déjà parlé, non ? Celui est né d'un père anglais et d'une mère allemande ? Eh bien, comme quoi, l'union d'une race de commerçants avec une race de philosophes peut donner naissance à des spécimens particuliers. Il me fait penser à un fragile poète romantique. Bon, plus proche des premiers Allemands que des romantiques français, certes, mais tout de même."

Malgré son ton distrait que je ne pouvais pas totalement cautionner, je ne pus m'empêcher de sourire à ses plaisanteries. En tout cas, la cohabitation avec mes deux amis s'annonçait des plus difficultueuses.