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Ayant reçu chacun un carton d'invitation, moi et mon ami décidâmes de nous rendre tous deux au mariage du prince Jean d'Orléans, duc de Vendôme, fils de Monseigneur le comte de Paris, et Philomena de Tornos y Steinhart, aristocrate mêlant origines hispaniques et autrichiennes qui jouissait encore d'une relative jeunesse, bien que les deux mariés présentassent déjà des signes avant-coureurs manifestes de sénescence, comme les prestes caresses salées de la mer finissent par éroder la roche des côtes. Nonobstant les dires du prince, qui désirait que son mariage fût solennel, simple et vrai, il y avait à cette cérémonie un certain faste qui n'était pas sans éveiller en ma conscience les souvenirs fabuleux d'un temps lointain où noblesse et honneur régissaient les coeurs des hommes ; peut-être était-ce dû au fait que nous nous tenions en la place où feu Hugues Capet fonda sa dynastie si pérenne. Ainsi, les figures les plus illustres de la noblesse actuelle, disséminées guère plus qu'en reliquats épars, furent présents à l'événement, tels l'archiduc Lorenz d'Autriche, l'infante Pilar d'Espagne ou encore messeigneurs les ducs de Wurtemberg et de Castro.

De cette manière, le spectacle se présentant à nos yeux était semblable aux aurores boréales et australes telles qu'on peut les observer dans les hémisphères Nord et Sud de notre planète, et résultant du contact interactif entre nos prunelles encore vierges de ces exubérances, particules chargées du vent solaire, et le rayonnement engendré par cette sphère supérieure de la société d'antan, particules chargées quant à elles de la haute atmosphère ; les costumes, les mets servis, le cadre offert par la ville de Senlis, les fleurs de lys piquées sur les redingotes au niveau du coeur, l'exaltation des badauds, tous ces détails réunis étaient tant de voiles éthérés et lumineux s'amalgamant dans une danse sereine au sein du firmament septentrional, teinté alors d'une lueur de jade. Absolument tout ici symbolisait tacitement la puissance et l'opulence, en dépit de la désuétude dans laquelle était tombée la condition noble depuis l'avènement de l'éphémère seconde République. Les invités avaient sorti pour l'occasion leurs meilleurs costumes, aux tissus les plus riches et aux couleurs les plus miroitantes et variées. Les femmes arboraient robes et tenues spécialement composées pour ce jour, avec une diversité ahurissante d'éléments et d'étoffes, allant de la simple soie aux fourrures de zibeline et de vison. Néanmoins, abstraction faite de toutes ces parures et tous ces ornements, je ne pus empêcher une idée lapidaire de traverser mon esprit : ces gens étaient laids. Cette laideur différait tout de même en fonction des sexes : l'hideur mâle se manifestait particulièrement par des bajoues flottantes, des traits glacials et figés, des dents saillantes, des nez boursouflés et des airs inquiétants mêlant vide spirituel et autisme, tandis que l'hideur femelle était bien plus caractérisée par d'amples et carnassières machoires, des yeux exorbités et porçins, des fronts grossiers et démesurés et des pommettes palpitant aussi intensément qu'un coeur chaud de venaison - sans compter les quantités outrancières de fonds de teint, de mascarats et autres maquillages artificiels usités exclusivement par les femmes. La consanguinité empestait l'air, et ses exhalaisons emplissaient mes narines par flots entiers. La nausée me prit ; ce n'était plus cette somptueuse aurore boréale qui se dressait sous mes yeux, mais un festival d'insectes exotiques. Des coléoptères à la carapace irisée et aux élytres mordorés en passant par d'autres lépidoptères aux ailes chamarrées de dentelles et d'argent, toute la population du microcosme tropical était ici présente. Ils étaient beaux, ils possédaient même beaucoup plus de richesses que ne me le permettait ma condition de jeune chevalier, mais ils n'en restaient pas moins insectes. Au beau milieu de ce salmigondis grouillant, une serveuse s'avanca vers moi, portant à sa main droite un plateau empli de coupes.

"- Vous prendrez bien une coupe de champagne, monseigneur ? demanda-t-elle mécaniquement.

- Très volontiers."

Après tout, les fines bulles alcoolisées parviendraient peut-être à amenuiser l'extrême lassitude dans laquelle je commençais à sombrer ; il n'en fut rien. Résigné à subir silencieusement ce vague à l'âme, je me pris à imaginer la réaction de la tourbe lorsque la presse nationale exposerait aux yeux de tous ce grand événement. Il n'était pas malaisé de conçevoir le dédain et le mépris généralisés qui en résulteraient. "Mais qui se soucie donc des actions de ces castes archaïques et du mariage d'un soi-disant prétendant à la couronne de France ?", se demanderaient-ils. "Et le système des privilèges n'a-t-il d'ailleurs pas été aboli il y a longtemps ? Ils existent donc encore, ces misérables nobles ? Quelle honte !", ajouteraient même les plus hautains. Une réaction légitime, de la part de toutes ces consciences qui avaient mûries et grandies dans les champs cultivés et labourés par l'idéal républicain. Telle est l'illusion républicaine : faire croire à tous les hommes qu'ils sont strictement égaux, qu'ils valent tous quelque chose pour eux-mêmes, que par conséquent tous se soucient de leur avis en toutes situations. Un idéal honorable ! Ainsi, considérant que chaque homme se croit toujours meilleur que tout autre en termes de sagesse et de tempérance, et de fait qu'ils ne supportent pas de savoir que d'autres soient expressément plus hauts placés, ce système potilique tombait fort à propos. Par cette occasion, l'égoïsme de chacun est satisfait, étant assuré que nul ne pourra manifestement se détacher du reste de la multitude, en raison de cette belle égalité garantie entre tous. Au fond, cela pourrait être défendable : chaque être humain n'est après tout qu'un amas de chair en déliquescence permanente voué à périr au terme d'une existence riche en déceptions. Ces pensées omettent néanmoins le fait que l'humain n'est point réductible à un tas de tissus et d'os ; au contraire, il possède l'esprit, cette force supérieure lui permettant de s'édifier ou de se tenir à l'écart des miasmes morbides. Et étant donné que certains cultivent bien plus cette divine faculté que d'autres, par un processus d'efforts et de travaux longs et pénibles, il est tout à fait juste que d'affirmer que ceux-ci méritent le statut d'élite, faisant d'eux des hommes bien plus à même que quiconque de commander, d'ordonner ou d'éclairer. Et de la même manière, il est tout à fait justifiable que le pusillanime, préférant s'adonner à la paresse et aux plaisirs faciles à longueur de journée, trouvant plus de jouissance à dévorer les déjections que proposent les prétendus artistes à grand public plutôt que de rechercher les perles noires que recèle l'Histoire des arts, soit relégués à un rang plus bas, aux côtés de tous les autres hommes agissant similairement. Mais de telles pratiques feraient horreur au grand Sphinx républicain ; cela lézarderait son visage si lisse et fendrait ses griffes si acérées. Dorénavant, quiconque prône la différence se voit imputé soit d'extrémisme, soit de racisme. Affirmer des dissemblances de physionomie entre hommes de peuplades opposées est tout à fait vrai, comme la présence d'un muscle supplémentaire chez les noirs ou des yeux plissés chez les asiatiques ; mais car ces assertions expriment des dissimilitudes entre ces êtres naturellement "libres et égaux", elles sont forcément racistes. La République, dans son désir d'unifier l'ensemble du peuple en une seule et même volonté générale, dans son objectif de proposer des lois équitables pour chacun de ses citoyens, est devenue le régime du conformisme, de la médiocrité et de la haine du différent et de l'antédiluvien. Elle est le symbole d'une espèce vivante refusant par égoïsme toute potentialité de voir quelqu'un devenir manifestement supérieur, et plaçant son avenir entre les mains du meilleur rhéteur. Celui qui parvient à adoucir les oreilles du peuple et à faire les plus belles promesses, celui-là seul pourra prendre la tête de l'Etat. La hâblerie a remplacé la compétence. Ce n'est désormais plus qu'une question d'années avant qu'une nouvelle révolution vienne frapper le pays ; et étant donné l'accroissement de la violence et de la haine du pouvoir chez les masses populaires, celle-ci se fera, sans aucun doute permis, dans le feu et le sang. Oui, je vois à l'horizon se profiler ce nouvel Enfer, ce futur holocauste qui mettra un terme à ce régime valétudinaire ; mais pour le remplacer par quoi ?...