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Le Japon est, à mon sens, le plus fascinant et le plus admirable de tous les pays. Son peuple s'y est développé à travers les âges par et pour lui-même, loin des sarments de la culture européenne, loin des grandes guerres de religion, loin des idéologies fondées sur la veulerie et la flagornerie, ne finissant par être touché par l'innommable peste industrielle qu'au cours du XIXème siècle, notamment lors de la restauration Meiji de 1868, fléau qui s'est répandu comme une sanie jaunâtre sur toute la tradition nippone. Quelques traces des anciennes merveilles japonaises restent néanmoins aisément décelables. Jusque durant la Seconde Guerre mondiale, un admirable code d'honneur était strictement respecté : les guerriers ne voyaient point de vie possible sans l'honneur, et le froid de la mort s'avérait être la seule alternative dès que l'opprobre s'abattait sur eux ; ils avaient fait de la pureté une exigence morale, de la loyauté à l'empereur un impératif, et leur rectitude était telle que l'abîme ne semblait rien comparée à une seule goutte de bile que l'on eût jetée sur leurs idéaux pour les ternir. Moeurs terribles mais dignes de louanges dans le même temps. Il existait entre ces hommes et leur empereur un lien spirituel et fort, bien plus fort qu'il ne le sera jamais entre les habitants d'une République et ces sycophantes modernes qui y font office de dirigeants. L'enchaînement qui règne au sein d'une République est infâme et honteux puisqu'il est indirect ; subreptice, il se louvoie sournoisement dans l'ombre des prétendues libertés accordées pour mieux nous étouffer au moment voulu. Au contraire, le commandement imposé aux japonais est clair et direct, car bien évidemment l'empereur possède le statut d'une quasi-divinité, ce qui induit de lui porter une obédience ainsi qu'un dévouement totaux. Ce peuple accordait une importance primordiale aux rites, aux traditions, et c'est en cela qu'il était le plus vertueux de tous ; ils n'obéissait point à la loi par contrainte, c'est-à-dire en tant que joug extérieur et mû par la crainte de subir la sentence de la justice, mais bien par obligation, obligation qui est intérieure, un impératif moral. Désobéir, ce n'est pas uniquement pour eux aller à l'encontre de simples lois et subir un châtiment corporel, mais bien se dresser contre la volonté divine et le bien commun, et s'exposer ainsi à une ineffable honte, à un déshonneur infini, même s'il n'y a aucun témoin pour dénoncer ensuite son geste. Nulle turpitude n'était plus laide que celle d'avoir désobéi. Or, les démocraties actuelles, dans leur fringale d'universalité et de modernité, ont tendu à supprimer tout ce qui se rapportait aux coutumes traditionnelles, pratiques avant tout affectives et culturelles qui entraînaient la vertu dans leur sillage, pour tenter d'imposer une nouvelle vertu qui serait présente dans les institutions auxquelles tout citoyen devrait avoir l'impression de participer. Ainsi l'Etat impose ses desseins en tant que contraintes, et l'individu ne ressent plus la moindre dignité à les suivre, ni aucune gêne à briser les lois : à cause d'Etats rejetant toute conception animiste de l'homme et ne considérant ses citoyens que comme moyens à leur développement, l'homme est redevenu amoral et a perdu tout repère spirituel intérieur.

Mais trève d'exposés historiques et de théories politiques. Si je suis parti en voyage au Japon, c'est justement pour échapper à toutes ces froides réflexions et me plonger quelque peu dans des contemplations qui se font bien trop rares en France. Kristolor, toujours désireux de nouvelles expériences et de perambulations exotiques, eût vraiment apprécié accomplir ce séjour à mes côtés, mais des difficultés l'empêchèrent de partir ; quant à Aristide, l'idée même de quitter les frontières nationales lui firent hérisser tous les poils du corps. Qu'importe ! Seule la solitude permet à l'âme de se recueillir pleinement dans un silence respectueux et apaisant, et seule l'absence de compagnie donne l'occasion de jouir de l'extase que procure la vue des magnificences de la nature et des vestiges traditionnels de ce pays. Toute influence extérieure eût pu m'être néfaste en cette quête profonde, en ce que la contemplation est purement subjective ; ce n'est qu'en voyant un être seul que tous les détails d'un tableau naturel, si pudibonds à l'accoutumée, reprennent courage et se compénètrent ensemble, allant même jusqu'à sembler appeler l'esprit contemplatif à les dénuder ; à l'instar d'une femme qui consent à se dévêtir uniquement devant l'élu de son coeur et y prend plaisir, ce n'est que devant un individu dépourvu de tout interêt égotiste et sachant porter son esprit au-delà des illusions que la nature accepte de bonne grâce de se dévoiler, et de révèler son essence éternelle jusqu'alors occultée. Les plantes, extrêmement diverses dans leurs formes, s'offrent à nos sens et à notre perception, comme si elles nous sollicitaient de leur propre chef à les contempler, comme si elles espéraient trouver en l'individu une manière d'exister en étant connues, ces êtres organiques ne pouvant se connaître eux-mêmes. Je me trouvais alors devant un petit parc en périphérie de Tokyo où s'offraient à mon regard des cerisiers fleurissants ; le soleil zéphyrien et les brises du printemps leur offrait les conditions optimales de leur épanouissement. Les fleurs arboraient une teinte rosée encore timide, légèrement pâle et lactée, qui contrastait avec le vert marqué d'une herbe déjà grasse ; sous les blandices du vent, elles donnaient l'impression d'entonner toutes ensemble une sorte de cantilène religieuse, leurs pétales vibrant furtivement comme le palais d'un moine psalmodiant avec dévotion sous l'ombre d'un monastère isolé ; se détachant parfois des branches, elles poursuivaient dans l'air un chemin empli de courbes et d'oscillations, allant ça et là autour de leur tronc originel, venant et revenant, incertaines encore de la route à suivre, à l'image de jeunes ballerines entamant timidement les mouvement de leur première représentation ; et parfois l'une d'elles, plus brave que les autres et prenant de l'assurance au fil de ses agitations folles, allait s'aventurer plus loin, au-delà des limites du parc, comme si ces dernières invitaient justement ces gracieuses étoiles à quitter leur foyer natal et à partir par-delà leur paisible quotidien, et finissait par se perdre parmi les flots incessants d'une population pressée, dans le gris et la froideur moderne de la sylve urbaine. Les si belles promesses que semblaient trompeter avec ardeur les barrières du parc s'évanouissaient alors au sein des vrombissements de moteurs, des rues tortueuses et des lumières artificielles.

Il était fascinant de voir à quel point le contraste était brutal lorsque le regard, d'abord fixé sur la splendeur de cette scène de renaissance naturelle, notre esprit parvenant non seulement à saisir pratiquement et à cet instant précis l'image ineffable d'une partie de l'essence même de la nature qui se dévoile, mais aussi à laisser l'imagination se mêler à sa contemplation - nous plongeant alors dans une agréable rêveire éveillée -, lorsque ce même regard donc, après avoir admiré tout cela, finit par revenir sur les éléments monstrueux de la ville, chose brisant immédiatement la moindre bribe de songe, ne laissant en nous qu'une vague sensation de mélancolie et de dégoût. J'avais eu dans ma prime jeunesse une expérience analogue à celle-ci. Lorsque je n'avais pas même encore atteint l'âge de raison (il ne me semble pas que j'eusse alors dépassé les dix ans), mon père m'avait amené à une expédition au Groënland, où lui et des amis officiers espéraient se changer les idées en explorant les vastes forêts nordiques ou en naviguant entre les côtes escarpées des fjords immenses. Nous avions pénétré la toundra et nous étions arrêté à un petit village - dont le nom m'échappe aujourd'hui totalement - pour y passer la nuit. Ne trouvant nul plaisir à passer toute la soirée aux côtés de mon père et de ses camarades, qui se livraient alors à ce que je jugeais être des conversations ennuyeuses de grandes personnes - je n'eus pas prêté plus d'attention s'ils avaient tenté d'établir les différences entre la petite mort post-coïtale et le petit coït post-mortem -, je m'étais éloigné des abords du village, errant mollement parmi les maigres arbustes. Or, il m'avait paru entendre, depuis plusieurs minutes déjà, une sorte de bruissement lointain, accompagné de râles presque imperceptibles ; phénomène d'autant plus étrange que le blizzard ne soufflait pas à ce moment-là, et que j'étais persuadé être le seul être humain à flâner hors du village. Je continuai donc mes pérégrinations de jeune aventurier. Plus pour très longtemps. D'un coup, un bruit tonitruant, un hurlement grave, des échos rapides et continus. Je me retourne, puis reste pétrifié. Du haut des collines enneigées avoisinantes, un ours polaire était subitement apparu, et fonçait désormais tête baissée en ma direction. J'appris ensuite que c'était un mâle de quasiment sept cent kilos et mesurant un peu plus de deux mètres et demi de long. Mais sur le moment, aucun chiffre ni aucune mesure ne me semblait digne d'interêt : tout ce que je voyais, tout ce qui me préoccupait, c'était une montagne de muscles, de crocs et de poils qui se précipitait sur moi, dans une charge d'une violence insoupçonnée jusqu'alors. Chacun de mes mebres était comme pétrifié ; la seule chose que j'étais en mesure de faire, c'était de demeurer immobile, dans la même position, sans même penser à tourner les talons et à fuir, et à rester captivé sur ce spectacle qui se donnait à moi. Je ne voyais plus devant moi, dans ce jeu magnifique de chairs, qu'un typhon d'hostilité et de force triomphante de tout obstacle, et sachant toutefois que cette puissance colossale était dirigée toute entière contre moi, l'intensité de la scène détruisit en moi tout sentiment de peur ainsi que toute réelle volonté et ne produisit qu'un état de contemplation muette, quasiment ravie. Pour la première fois de ma vie, je faisais l'expérience du sublime, de ce sublime qui perturbait impérieusement toutes les facultés de ma raison et de mon vouloir. Puis brusquement, tout aussi brusquement que la bête était apparue, cette masse furibonde qui se déplaçait avec tant de vivacité et de lourdeur en même temps, son pelage blanc fumant et chacune de ses foulées créant dans une secousse une marque profonde dans la neige, stoppa d'un coup sa course et chut de tout son poids. La vitesse que l'ours avait atteinte était telle que même une fois étalé à terre, son corps glissa sur plusieurs mètres avant de s'arrêter définitivement, à quelques pas seulement de l'endroit où je me tenais. Ne bougeant pas immédiatement, je pus entendre au loin, en direction du village, le bruit des hommes qui, s'étant rendus compte qu'un tel animal avait fait irruption, commençaient à se diriger de notre côté ; seulement alors je m'approchai du cadavre pour l'examiner plus méticuleusement. Je pus constater qu'une partie de son flanc était ensanglantée, et que ses entrailles apparaissaient légèrement en trois points distincts : sans nul doute un chasseur inuit lui avait-il tiré dessus lors d'une escapade, raison pour laquelle la bête agonisante et enragée s'était d'ailleurs approchée si près des humains et avait attaqué sans motif bien clair. A ce moment précis, l'illusion qui s'était si finement tissée auparavant disparut d'un coup ; ce n'était plus une force grandiose et indomptable qui se dressait face à moi, prête à surmonter toutes les digues et à soumettre toute opposition - si véhémente fût-elle -, c'était désormais la simple carcasse d'un gros bestion, déjà pourrissante de l'intérieur et en passe d'être prochainement dévorée par la vermine, qui reposait ici sans vie et sans éclat, blessée à mort par les immondes techniques de massacre inventées par les hommes et contre lesquelles la nature expirante ne parvenait plus à réagir effectivement. Les adultes arrivèrent. Les autochtones encerclèrent l'ours gisant, en piaillant dans une langue inconnue. Mon père et ses amis se tenaient près de moi, prononçant également des paroles que je ne parvenais à saisir. Je pus juste intercepter deux mots que proféra l'une de ces hautes silhouettes : "Pauvre gamin". Fort heureusement pour moi, il était loin d'avoir raison.

Il m'apparut, après ces considérations et après cet épisode des cerisiers en fleurs, que non contente d'avoir tiré l'homme d'une animalité paisible pour des raisons tenant prétendument à sa sécurité et à son développement moral, l'association des hommes sous tutelle étatique avait plus que jamais rendu ces derniers immoraux - bien différent de la naturelle amoralité - et horribles. Désespérément horribles.