Jeudi 20 août 2009 à 23:09

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/JeanHonorC3A9Fragonard009.jpg

C'était cette fois-ci sur un banc du petit parc municipal, au bois craquelé et froid, que je me retrouvai seul dans le crépuscule. Encore une fois, serais-je tenté de dire. A croire que le tempérament passionnel de Kristolor et son emphase dès qu'il s'agissait de dresser un portrait extatique d'une beauté commençait à déteindre sur moi, moi qui toujours avait prôné le stoïcisme et la maîtrise totale des troubles de l'âme en toutes circonstances. Jusqu'à maintenant, les femmes n'avaient jamais été un réel problème ; je me complaisais à les conquérir en élaborant les plus rigoureuses et imparables stratégies le temps de quelques rendez-vous et autres soirées mondaines pour ensuite entâmer la consommation sexuelle, sans jamais rien entériner d'officiel. Je n'ai jamais eu de point d'accroche, et si j'eus été une frégate, l'on eût pu dire que le vaisseau vagabondait en un voyage permanent, sans aucun point d'escale ni aucune bite d'amarrage. Mais le jour où l'équipage gronde, et c'est bien là le point que j'avais si longtemps tenté d'omettre, le jour où l'équipage en sérieux manque de vivre veut retrouver sa patrie mère et s'établir un foyer, ce jour-là doit nécessairement surgir, fût-ce après de longues années de calme et d'obéissance auprès du plus impavide des capitaines. J'étais seul, c'était là un point formel et indiscutable, et n'avais jamais possédé quoi que ce soit, n'avais jamais réussi à attiser ne serait-ce que le plus infime des entichements, n'étais jamais parvenu à obtenir la plus minime des importance auprès de l'un des membres du beau sexe. J'errais seul, dans un désert cosmique, vide et nu, dépourvu de la moindre réalité, les pieds tournés vers le néant, la tête et les bras tendus vers un infini angoissant. Et dans ce cosmos, j'étais un orbite, autour duquel gravitaient des constellations nébuleuses et des météores épars. Des planètes ? Non, impossible de considérer les membres de ces astérismes comme tels. Plutôt des ectoplasmes, des apparitions dénuées de toute substance, des subjectivités avec lesquelles notre esprit, borné par ce carcan de tissus en constante déliquescence, tentera vainement de se confondre afin d'atteindre une harmonie parfaite et totale, peut-être par nostalgie, pour recréer cet être originel androgyne que dépeignent les mythes grecs mais qui fut séparé en deux par les dieux, formant alors deux morceaux sui generis, l'un mâle et l'autre femelle. Mais les corps s'en mêlent, et la multiplicité des consciences se fait ressentir ; ce firmament se mue alors en un grand théâtre où évoluent des cadavres ambulants qui entameraient un bal morbide, où les carcasses futures s'entre-frôleraient leurs membres pâles et s'entre-dévoreraient de leurs globes oculaires gras. Un coeur qui, un jour, posséda quelque chose, endure un terrible manque suite à la disparition de cette chose ; il sait alors qu'il a perdu, et se consacre alors éperdument à sa quête d'un nouvel objet de convoitise, non pas pour engendrer une joie positive, ce serait tellement beau, mais uniquement pour se préserver d'une affliction future engendrée par la non-obtention de cet objet. Mais il est également bien morne, le sanctuaire ruineux où repose celui qui jamais n'a possédé, qui a toujours vécu avec ce manque funeste, et qui entend les plaintes de ceux ayant perdu se désolant au sujet de ce que, lui, n'a jamais eu l'opportunité de goûter. C'est un homme bien égaré et confus que celui-ci, victime des plus morbides pensées fondant en essaims entiers sur lui. Puis advient le jour ou le martyr de cette grande tragédie décide de mettre fin à ses jours et, n'étant pas comme ces pleutres bourgeois et autres fanfarons des basses classes, passe à l'action incontinent ; non pas pour nier définitivement son attachement à la vie en général, car cet individu veut vivre, mais bien pour hurler au monde que c'est d'une autre vie dont il aurait voulu, que c'est d'une autre destinée dont il aurait rêvé. Je me sentais comme ces hommes-là, et j'éprouvais la plus vive admiration quant à ce que symbolisait l'achèvement précoce de leur vie. Hélas, pataugeant dans ma médiocrité crasseuse et dans mes attachements matériels - et donc méprisables, j'étais encore ici à me tortiller et à me débattre, à l'instar de ces beaufs qui, menés à l'abbattoir, se rendent finalement compte de la catastrophe qui les guette, se livrent à leurs instincts animaux les plus primaires.

Pourquoi fut-ce à moi que l'on fit don de la vie ? Ce pantin monstrueux qu'est mon corps, mû par une quelconque force transcendentale et supérieure, pourquoi fallait-il que ce soit mon esprit qui l'ait reçu comme réceptacle ? Pourquoi pas un autre ? Je n'imagine pourtant pas la possibilité que ma conscience eût pu ne jamais exister, et je n'imagine conséquemment donc pas que d'autres consciences potentielles puissent demeurer au stade d'inexistence. Et ces âmes sans refuge, sont-elles en nombre limité ? Je ne puis l'imaginer, je ne puis conçevoir que l'on puisse ne pas être, que l'humain puisse porter en lui cette discordance, ces deux opposés que sont l'être et le non-être. Mais notre présence elle-même en cette terre ne relève-t-elle pas elle aussi de l'absurde le plus complet ? Ces consciences, auxquelles personne n'a rien demandé, sont réparties dans ces larves labiles et périssables, de la manière la plus gratuite et la plus aléatoire qui soit. Et ce pour quoi ? L'on pourra toujours assomer les gens avec de belles paroles, à la manière d'un Kant qui, brandissant tout haut son impératif catégorique et son idéalisme, énonçe que c'est à chaque individu d'attribuer à son existence un but qui lui soit propre, un sens défini et particulier. Laissez à un quidam le choix d'un objectif à accomplir, son torse se gonflera d'orgueil et le sang bouillera dans sa tête, échauffé par l'uppercut d'un vain courage ; mais faites-lui prendre conscience de l'étendue des embûches et des contingences se trouvant sur sa voie, il redeviendra le cuistre qu'il fut toujours et s'empressera de s'enfuir, couvert de honte par ses prétentions. Non, assurément non, la vie n'a aucun but qui lui soit intrinsèque, et ce n'est pas la présomption de quelques téméraires voulant lui faire prendre un sens purement subjectif qui lui en pourvoira un, flamboyant et immuable. Et même sans cela : figurez-vous l'univers entier, ce vagin béant diapré de teintes bleuâtres et serti de diamants, imaginez-vous seulement l'ampleur de cet infini, des corps célestes à perte de vue ou encore des vies potentielles existantes sur d'autres galaxies. Il est ensuite bien ardu d'imaginer sérieusement et plus de quelques secondes que les piètres exhalaisons émanant de cette tourbe buveuse d'idylles que l'on nomme vulgairement espèce humaine puissent être d'une incidence assez importante sur le reste de ce qui est pour justifier leur court séjour sur Terre en tant que phénomènes sensibles.

Nom de Dieu, voilà que la douleur s'accroît. Qu'il est ardu de décrire précisément cette sensation, d'en procurer tous les détails, d'énumérer chaque pointe et chaque s'enfonçant dans notre organisme à ces moments précis. Vos tripes sont en flammes, votre coeur brûle d'une vive et intense clarté, vos entrailles entières sont déchirées par cette véhémente déflagration ; l'Enfer de Dante tout entier est en vous, et vous incarnez le Démon de la Passion inaccomplie. Vous voulez vomir, déverser cet incendie hors de vous, en vagissant votre souffrance et en assurant votre envie que tout soit autrement, votre envie d'être meilleur. Mais tout cela reste insuffisant. Et vous êtes là, contrit, accablé, payant le prix des pêchés de vos semblables, frémissant de peur devant le futur incertain qui se présente devant vous. Vous n'êtes plus cet impétueux Etna qui fulminait, non, vous n'êtes devenu qu'un feu follet, dont la lueur diaphane frémit fébrilement ; puis elle s'éteint, et vous n'êtes finalement plus qu'un spectre erratique. Le joug sinistre de la honte vous accable ; la loi naturelle et commune à tous les êtres vivants prescrivant à chaque individu de lutter pour pérenniser son existence le plus longtemps possible, mais également d'assurer le renouvellement de la génération future, s'oppose ainsi à vous, car malgré vos efforts, vous restez un spécimen inutile et improductif, impuissant à effectuer la perpétuation de l'espèce. L'amour, c'est sortir de soi, défier les limites charnelles de sa manifestation sensible, se sacrifier pour autrui, et chercher en cet autrui ce sentiment d'admiration et de confiance si cher à notre égoïsme ; ne jamais en avoir reçu, c'est l'assurance d'être un mâle incapable de remplir ses objectifs et de pallier ses défauts, la certitude d'être aussi nécessaire qu'une blatte et aussi seyant pour une dame qu'un haillon recouvert d'excréments, mais aussi s'évertuer à se donner à soi-même cet amour - ainsi que tout ce qu'il engendre - que l'altérité nous a toujours refusé, avec la permanente impression d'une irréversible destinée solitaire marquée au fer rouge dès la sortie du ventre de la génitrice, lui-même extrêmement proche des matières fécales contenues dans le corps humain, soit-dit en passant. Et cette mémoire qui s'en mêle, bon sang. Il est établi que l'oubli des souvenances malheureuses est indispensable aux hommes, afin d'éviter un débordement de souffrance, à la manière d'une eau à ébullition dont la masse des bulles de vapeur viendrait renverser un couvercle. Il est aussi reconnu que l'oubli des souvenances heureuses empêche toute éventualité de bonheur constant et contraint à cette éternelle soif de nouvelles voluptés. Mais dès lors que j'essuyais une déception sentimentale, dès lors que je reprenais conscience de cette solitude au corps poilu, le même phénomène intervenait toujours : les réminiscences de toutes ces anciennes femmes et de toutes ces déconvenues apparaissaient de tous les coins et recoins de ce palais mnémique, surgissant des douves, des catacombes ou des geôles humides, s'accumulant ainsi jusqu'à former un caillot solide et étouffant : l'échec de toute une vie. Je pourrais toujours penser ce que je voudrais, je pourrais toujours me mettre en tête les mêmes dogmes que ces fanatiques qui se font exploser en pensant servir une cause juste, je pourrais toujours lire et relire ces délicieuses paroles de Baudelaire, qui écrivit un jour :

"La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy.", le résultat sera le même. Car l'homme aura beau chérir ses rêves de plénitude par l'ascétisme ou l'ataraxie, il n'en restera pas moins une bête inféodé par ses plus élémentaires désirs, enfouis au plus profond de sa nature véritable... Mais il se fait tard. Je ferais mieux de rentrer, d'autant plus que je n'ai toujours pas dîné. Ce soir, ce sera canard confit et LSD au menu. Car aucun expédient n'est assez bon pour apaiser nos plus grands troubles.

Par Entetante le Jeudi 20 août 2009 à 23:44
Le verrou. Anh, j'aime Frangonard.
 

Ajouter un commentaire









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/trackback/2893491

 

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | Page suivante >>

Créer un podcast