Lundi 6 décembre 2010 à 17:44

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 J'étais seul ce soir (si tant est que je puisse affirmer n'avoir pas été seul ne serait-ce qu'une seule heure de mon existence); nulle présence humaine, nul éclat de voix allant briser le silence de ses rebords tranchants, nul bruit de pas allant hanter mes couloirs de leurs monotones mélodies, nul réceptacle pour que mes paroles aillent faire mûrir chez autrui les fruits amers de mes pensées. Il n'y avait pour seule présence qu'un simple et désuet miroir, siégeant depuis des lustres lointains sur un ancien meuble ayant appartenu à feu mon père. N'ayant rien d'autre à faire, je me dirigeai vers lui et, une fois proche de sa surface, j'entrepris de plonger loin dans les profondeurs de son lit mélancolique.

Charmant miroir ! Tu n'es pas comme les hommes. Tu n'as pas à subir journellement les tares de leur hypocrisie, tu n'as pas à présenter à une société lunatique des discours où la fausseté et la sournoiserie dissoneraient comme à travers les palabres démagogiques d'un politicien habile, ou encore comme les arguties stériles d'un célibataire de l'art. Non, mille fois non, et si tu étais pourvu de la faculté de discourir, tu n'aurais sans nul doute aucun scrupule à l'égard de ce genre d'individus. Toi, avec toute la sincérité et la sagesse d'un philosophe épicurien, tu te contentes de refléter avec passion la réalité telle qu'elle t'apparais, sans y ajouter d'apparats ou de chimères. Oserais-je me plier à ta vérité ? Oserais-je jeter mon regard sur tes reflets menaçants pour constater ce que je suis vraiment ? Ma condition, j'en suis déjà fort bien conscient; cependant, elle ne m'est jamais apparue qu'en tant qu'abstraction vide, qu'en tant que représentation toute superficielle. Mais entre ériger des concepts et venir se noyer dans l'intériorité la plus authentique et la plus profonde d'un être, entre se représenter de manière médiate et se retrouver confronté face-à-face avec ce que nous sommes véritablement, c'est tout un fossé qui se dresse. Mais allez, osons.

Considérons cette vision... je peux voir une fleur. Un chrysanthème, je crois bien. Oui, c'est bien cela, un chrysanthème possédant deux iris d'un bleu de Prusse, une ouverture servant à l'usage de la parole, et d'autres organes sensoriels divers. Ô chrysanthème, comme tes pétales sont inquiétants; je peux voir ma chair se détacher en fins lambeaux et couler en cataractes molles le long de mon visage, allant faire claquer leurs extrémités flétries le long de ma gorge. L'or de ton nom s'est décidément bien terni au fil des années, et ton teint si franc s'est transmué en un fard pâle et vespéral.

Je te rends grâce, mon beau chrysanthème; après t'avoir délicatement recueilli, je t'emmenai dans un grand et silencieux cimetière. Je t'y emmenai afin de t'y enterrer vivant, tout palpitant et gémissant, pour que tu puisses t'imprégner de l'esprit et des mémoires de ceux qui sont morts, mais surtout pour que, par l'action de la semence terrestre, tes graines puissent être fertilisées et ton divin fruit mûrir et s'élever. Prenant une pelle qui reposait alors près d'une tombe, j'entrepris de creuser la terre, d'en dégager les crânes bougons et les embryons perdus (si tu veux tout savoir, mon beau chrysanthème, je suis même tombé sur un ver de tombe qui, contrit d'avoir été blessé par le bord tranchant de mon outil, me cracha au visage son acide vermillon). Après avoir dégagé une surface assez large, je t'y déposai, puis je bouchai la cavité alors creusée et attendis que la terre fisse son effet, te laissant à la merci des supplices de la lune malade dans un éther d'émeraudes et d'améthystes. Le grand cône de lumière douce qui gouttait de celle-ci put me faire apercevoir, dans son intérieur, des milliers de petits atomes translucides qui, en couples séparés, allaient s'allonger sur le haut des tombes avant d'y faire suavement l'amour. Ô, beauté ! Ô, seule extase présente dans ce monde, là où, lorsque je baissais les paupières pour contempler le sol du cimetière, je ne pouvais voir qu'un marais hideux à la surface de fiel. Avais-je seulement été prudent d'y enterrer mon chrysanthème pour qu'il s'y développe et y prenne racine ? Ô, erreur ! Transi d'effroi, je me précipitai sur mon ouvrage et en dégageai fébrilement la terre en monceaux entiers; mais lorsque j'atteignis mon but, je pus constater que mes peurs avaient été infondées. C'était l'Amour qui, désormais, dormait à moitié dans ce fossé, et s'éveilla à moi lorsque je le pris dans mes bras ! Oui, c'était bien l'Amour, ce petit Chérubin aux joues rondes et aux fesses callipyges, qui venait de faire florès dans le plus improbable des lieux. Fasciné, je le lâchai dans les airs. Prenant son essor de ses petites ailes, il alla jusqu'aux murailles de feu de l'univers afin d'y dresser les étoiles et d'y danser un ballet nocturne avec elles; mais lorsqu'il revint toucher terre, il y déposa de manière éparpillée les fragments de nos étreintes brisées, puis il me considéra d'un air narquois.

Horreur ! Je venais donc de donner naissance à un Amour pervers et inique, qui se délectait des douleurs des Hommes et n'usait de son arc qu'à dessein de rompre les liens tissés entre les deux sexes ! Fou de rage, je me précipitai sur lui en brandissant bien haut le sceptre de Vénus – cette sotte l'avait laissé abandonné dans un étang vaseux – et l'abattis sur son crâne à plusieurs reprises, sans même prendre le temps de regarder mon œuvre, jusqu'à ce que je pusse sentir ses os se fissurer et se briser à chacun de mes coups. A ce moment, alors que je mettais fin à ma frénésie première, son corps menu encore spasmodique baignait dans la chaleur de son propre sang. Ne sachant plus quoi faire ni quoi ressentir, je m'écroulai lourdement à ses côtés et pleurai de toute mon âme la perte de mon enfant. Amour, ton séjour fut décidément bien fugace, et ton innocence s'en est allée si vite; pardonne-moi si je t'ai fait du mal ! Alors, étouffant mes yeux humides dans ses boucles blondes et lui baisant le front tout en exhalant un ultime sanglot, je pris sa mignonne dépouille et allai la placer sous l'ombrage maternelle d'un saule séculaire. Une fois la tâche accomplie, j'arrachai les plumes de ses ailes ensanglantées, et me rendis au trône de Dédale au centre du cimetière. M'adressant au vieux sage en frappant ma poitrine dans des gestes convulsifs, je lui tins ces paroles :

« Ô antique lanterne, toi dont le sang royal de Cécrops coule dans les veines hardies, toi qui des siècles entiers après la mort de ton peuple continue à siéger ici, toi qui allia avec tant de perfection la grâce des arts à l'ingéniosité de la raison, je viens t'implorer au nom de tous ceux que Dieu tient en haine, que la Providence créa laids, infâmes, sans talent et sans vertu, au nom de tous ceux qui, comme l'ivraie pustuleuse des champs insanes, apparaissent sous les feux du jour tels d'immondes roses dans un cloaque bilieux. Dédale ! Trop nombreux sont ces êtres de chair et d'inanité, qui jamais ne jouiront des transports procurés par le fils que j'ai tué. Je t'en conjure ! Livre-moi de ta cire divine, que je puisse en enduire ces plumes souillées et édifier des ailes neuves ! Aide-moi à réaliser cet ouvrage, que tous les malheureux, que tous ceux dont le cœur s'épand chaque jour en larmes terribles, puissent les revêtir et s'élancer vers les cimes et se rapprocher de cet absolu qu'ils désirent avec tant d'ardeur ! »

Mais, le front plissé en vastes sillons sous le joug de la souffrance, et l'esprit encore hanté par les souvenances indestructibles de son Icare, Dédale refusa ma demande et me congédia dans un murmure. Je descendis alors les marches du mausolée et vins rejoindre le cadavre de l'Amour; avec un soin analogue à celui des abeilles recueillant le nectar onctueux des fleurs, je récupérai dans un bol le sang de son corps après lui avoir sectionné la jugulaire. Puis, me relevant et me tournant vers l'île de Cythère, je tendis ce bol et prononçai :

« Ô Vénus, toi qui habite ce lieu de cocagne, je te lance un défi ! Aux passions nobles et calmes que connurent les mortels sous ton règne, j'oppose le sang vicié de l'Amour, mon fils éphémère et cruel ! Nous verrons lequel de nous deux parviendra à s'emparer et à tenir sous son égide le cœur des Hommes. Mais je me suis laissé entendre dire que bientôt, Cythère ira rejoindre les murailles englouties de l'Atlantide oubliée. Vénus, je bois à ta gloire et à ta mort ! »

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