Lundi 28 décembre 2009 à 22:46

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Le temps passait, et le sommeil ne venait toujours pas. A croire qu'elles sont toujours bien inaccessibles, les choses que les hommes s'ingénient le plus à rechercher. Bien éveillés désormais par nos discussions animées, Kristolor en arriva au sujet de mon habituel pessimisme concernant les choses du monde, et notamment à la manière que j'avais de dédaigner les affaires que le reste des hommes tenait pour graves et importantes. Ses paroles me piquaient d'autant plus que, loin de me gourmander cérémonieusement, il s'en tenait dans son discours à un style très taquin et léger. Désireux d'aller à l'encontre de ses arguments, je lui opposai alors cette tirade :

"Je t'entends souvent dire à mon sujet, Kristolor, que je suis d'une placidité parfaite, et que mon flegmatisme n'a d'égal que ma causticité. Même si j'admets que cela peut être vrai dans une certaine mesure, tes propos sont néanmoins à nuancer grandement, si je puis me permettre une telle correction : car il est des sujets qui savent me toucher à coeur, et dont les spectacles ne me procurent qu'une seule envie, celle de me crever les yeux pour ne plus jamais avoir à subir de tels tourments. Figure-toi qu'il y a quelques temps, tandis que Noël approchait à grandes foulées, je parcourais dans un magasin les rayons consacrés aux belles-lettres et aux arts en général ; non pas pour offrir un quelconque cadeau à l'une de mes connaissances, comme tu peux bien l'imaginer, car non seulement j'achète toujours bien plus en fonction de mes goûts et de mes désirs qu'en accord avec ceux d'autrui, mais aussi car je crains irrépressiblement que le futur acquéreur ne parvienne à capter toute la substantifique moëlle du don que je lui fais, et considère ce même don comme un pur objet de distraction, là où je vois bien plus en icelui. Bref, éloignons-nous du sentier de cette digression intempestive et reconcentrons-nous sur l'histoire dont il est ici question : j'arpentais donc les étagères et étalages, feuilletant quelques recueils, cherchant des réussites nouvelles, exhumant d'anciennes oeuvres jusqu'alors enfouies au fond des salmigondis que formaient les amples piles de livres. J'en étais venu à consulter un ouvrage dédié au peintre de la Haute Renaissance Raffaello Sanzio, duquel Delacroix même disait que son simple nom rappelait à l'esprit tout ce qu'il y a de plus élevé dans la peinture, et m'étais perdu dans une paisible contemplation de ses peintures religieuses, dont le dessein était - approximativement, car je suis loin d'être un érudit en la matière - de mener l'esprit du spectateur jusqu'à l'idée de Dieu, et ainsi à une plénitude et une béatitude infinies, notamment par ses représentations de la Vierge ou encore de la Transfiguration. Et comme c'est toujours lorsque l'on est le plus quiet que surgissent les plus insupportables épreuves, je pus à ce moment être le témoin d'une scène des plus hideuses.

Une harde bruyante venait de surgir d'entre les étalages et se dirigeait vers le lieu où je me tenais sur mon séant. Considérant les goguettes qu'ils se lançaient les uns aux autres - je ne les entendis pas distinctement, mais pouvais aisément deviner que celles-ci étaient très gargantuesques, avec des sujets à l'image de la recherche du meilleur torchecul imaginable - et la manière qu'ils avaient de fureter tous les coins et recoins du magasin, je pus rapidement déduire que cette triste assemblée était composée des gens de la pire espèce : celle qui, ne sachant quoi offrir à leurs proches lors des fêtes de Noël, s'en va stridulant et hennissant dans toutes les boutiques concevables, afin de dégoter un éventuel bibelot ou une curiosité à laquelle ses suppôts ne connaîtraient absolument rien, mais qu'ils prendraient tout de même pour son interêt esthétique ou décoratif, faute de mieux. Présente à la vue de ceux-ci une breloque quelconque, argue qu'il s'agit d'une antiquité brésilienne de Chine réalisée par un chaman kenyan, expose succintement sa signification, et ils te l'achèteront avidement, toujours avec cette étincelle de crétinerie pétillant en leurs yeux. L'appât du matériel sait réduire à néant son essence cachée. Mais je m'éloigne de nouveau ! Cette compagnie, donc, commença à se disperser, chacun de ses membres allant chasser solitairement la meilleure affaire. De la place où je me tenais s'approcha une sorte de maritorne lunetteuse, dont la laideur de visage et la mochardise des vêtements ne comblaient pas, hélas pour madame, cette gaucherie naturelle qui se dégageait d'elle. Elle se dirigea ainsi, pantelante, au même étalage que moi, et triturant négligemment tous les objets s'offrant à ses doigts, elle finit par agripper un ouvrage que je reconnus aussitôt. Il s'agissait en effet d'un recueil de deux albums de Kitagawa Utamaro, dont le raffinement du dessin et la finesse incomparable de la gravure polychrome fait de celui-ci l'un des chefs-d'oeuvre les plus incontestés de l'estampe japonaise. Et pour que tu saches à quel point j'admire son travail, Kristolor, et que tu saisisse l'incroyable hideur de la scène à suivre, il faut que je t'en brosse un rapide portrait. Ces deux albums, réalisés durant le XVIIIème siècle, et auquels s'ajoutent d'anciens textes et poèmes d'époque, présentent une sorte d'encyclopédie, une collecte résultant d'une passion véritable, et illustrent deux mondes alors vierges des souillures de l'humanité : celui d'en-bas, des bêtes grouillantes et rampantes, et celui d'en-haut, des bêtes insaisissables et volantes. Deux mondes du fugace également : quoi du plus fugitif que la vie d'un papillon juste sorti de son cocon ? Quoi de plus passager que le vol d'une hirondelle passant au-dessus de nous le temps de quelques secondes ? L'essence précaire de toute chose terrestre est ici exemplifiée par ces êtres de la glèbe et de l'éther. Enfin, Utamaro montre et démontre l'être de ces bêtes : toute la beauté et le mystère ici dévoilés procurent quelque chose de fantastique à ces gravures. Nous ne faisons pas que voir des bêtes particulières et bien peintes, nous accédons au récit que conte la nature à l'artiste, au monologue des bas-fonds, au soliloque des cieux ! Allez, je pense que c'est assez pour la présentation. La maritorne, comme je te le disais, s'empara du recueil et fit coulisser les deux albums hors de la boîte de carton blanc qui les contenait. Et l'on eût dit, suite à cela, que la maladresse la plus pure se manifestait en cette femme ; l'horrible exhibition débuta. Malgré la note de l'auteur insérée en première page, elle ne comprit pas que les pages de ces oeuvres étaient en accordéon, et tordit douloureusement celles-ci avant d'en comprendre l'ingénieux - semblait-il - fonctionnement. Puis elle en observa rapidement l'intérieur d'un oeil hagard et vide de toute intelligence, mais elle s'évertuait pourtant, malheur ! Elle s'évertuait à pinçer froidement les pages et à les tourner dans un bruit sec et cruel. Elle profanait ce monde de l'éphémère, en lui imposant des lésions éternelles. Sa balourdise donnait l'impression d'écraser les insectes, de tordre le cou des reptiles, de rompre les ailes des oiseaux ; une seule vandale était parvenue à mettre à sac ce temple sacré renfermant plusieurs siècles d'histoire de l'art sino-japonais. Mais le comble de la barbarie fut franchement atteint lorsque, ayant jugé inepte la chose qu'elle tenait entre ses mains, elle tenta de remettre les deux albums en leur boîte d'origine ; car ne parvenant pas à les y insérer convenablement, chose pourtant très facile pour toute personne possédant deux mains et un cerveau en état de fonctionner, elle força par grand coups brusques et violents, abîmant ainsi la fragile boîte de carton blanc. Vois-tu, je crois avec ferveur à la consubstantialité existant entre l'auteur d'une oeuvre et son travail ; pour moi, une production artistique renferme en elle l'âme de son auteur, elle est une promesse d'immortalité, une manifestation de la volonté de son créateur, qui lui a donné vie et vit à travers elle après sa mort ; produire une oeuvre reconnue par la postérité, c'est l'assurance d'exister sempiternellement. Or, en brutalisant son oeuvre, cette mégère a commis pour moi la pire des atrocités : c'est comme si elle avait sorti le cadavre d'Utamaro hors de sa tombe pour le violer. En étant témoin de cela, je pouvais distinctement sentir le sang bouillonner dans tout mon organisme sous l'influence de mon ire ; je ne voulais que sommer cette monstrueuse bourgeoise d'arrêter cet acte, la saisir par le poignet et lui serrer jusqu'à ce qu'il se rompe, puis la ruer de coups en beuglant jusqu'à ce qu'elle se retrouve à terre et comprenne l'affront terrible qu'elle venait de perpétrer envers l'esprit de l'auteur. Mais la veulerie et la poltronnerie m'empêchèrent de mouvoir la moindre partie de mon corps, et je me suis contenté de rester là à la regarder s'éloigner, sans dire un mot. Comprends-tu ce que je veux dire ?"

Kristolor acheva de boire le contenu de sa tasse de café. Il reposa ensuite celle-ci dans sa coupe, avant de me regarder d'un air enjoué ; un franc sourire fendait clairement son visage et lui donnait l'air d'un petit chérubin placé devant une scène attendrissante. Quelques secondes passèrent avant qu'il se décide à rompre ce silence de son même ton moqueur et innocent.

"- Ainsi donc, le grand chevalier de Valgrave, pourtant si glacial et passif devant les misères et autres atrocités du monde, se sent défaillir au point de ne même plus contrôler ses facultés devant un tel spectacle ? Lui suffit-il de voir un objet inanimé ainsi maltraité pour que le venin de tous les aspics du monde lui pénètrent le coeur et le fassent plonger en un tel trouble ? C'est tellement romanesque !

- Oh, ne te moque pas ! Romanesque, si tu veux, mais parfaitement légitime. Toute la honte de l'univers devrait s'abattre sur ceux qui considèrent ce type d'oeuvre comme de purs produits bons à être achetés pour en faire de grossiers cadeaux. L'on enferme bien les vauriens qui violentent d'autres personnes ; eh bien l'on devrait faire de même pour les esprits débiles qui violentent les esprits d'auteurs dans l'incapacité de se défendre. Ou même mieux, les fustiger par le fouet ! Que les gens vulgaires se contentent de bambocher entre eux et laissent les choses de l'esprit là où elles sont, le monde ne s'en portera que mieux, sois-en assuré."

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