Lundi 10 mai 2010 à 13:30

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Une fois rentré à mon hôtel, je n'eus même pas la volonté de dîner. M'enfermant alors dans ma chambre le ventre vide, j'entrepris de mettre un peu d'ordre dans tous les papiers éparpillés sur le bureau : des lettres, des brouillons, des fiches de notes diverses... Une fois lassé de cette inutile besogne, je me plaçai près de la fenêtre et observai distraitement les rues de Tokyo : même en pleine soirée, la population continuait d'affluer en masse, inlassablement, comme des grains de pollen apatrides bercés par un vent qui ne cesserait jamais. Des dizaines de lumières multicolores déchiraient de leurs nimbes le voile d'un crépuscule avancé, et les cerisiers plantés dans les rues se tenaient immobiles, tels des gardiens royaux veillant muettement. Poussant un léger soupir, je retournai mon regard vers ma chambre. Le lit. Dormir ? Non, je perdrais de longues heures à tenter de trouver vainement le sommeil. Sortir ? J'avais déjà passé la journée entière à me promener seul dans la ville, et j'aurais bien l'occasion de continuer de telles escapades demain, lorsque je visiterai les temples avoisinants. M'occuper, alors ? Il y avait bien une télévision dans la chambre, mais je ne désirais pas entendre toutes les coquecigrues qui m'y seraient déblatérées si je l'allumais. Les livres ne m'attiraient pas non plus, pas dans cet état du moins. Me rasseyant alors derrière le bureau, je sortis une cigarette que j'allumai d'un geste indolent, puis restai quelques minutes affaissé ainsi, le visage rivé vers le plafond, ne bougeant que mon bras droit pour déposer mes cendres dans le cendrier de verre placé à ma droite. Une fois le mégot écrasé au fond de celui-ci, je me redressai et pris l'initiative de rédiger une lettre pour Aristide, dont l'espièglerie m'eût d'ailleurs ici bien plu, envieux que j'étais d'avoir quelqu'un à qui me confier. Je trouvai bien vite une feuille vierge et entamai mon récit.

"Mon cher Aristide,

C'est étrange, je crois que j'aurai bientôt la même réticence que toi en ce qui concerne les voyages. Je n'ai pas à me plaindre de mon séjour, bien loin de là, mais les déceptions s'accumulent. J'étais, avant de partir, en liesse comme jamais à l'idée de contempler tous ces monuments, toutes ces splendeurs, tout cet héritage de l'ancien temps dont je m'étais déjà fait une haute idée au travers de mes lectures ; j'éprouvais la même liesse à la simple idée de fouler le même sol que tous ces empereurs, toutes ces armées, tous ces gens qui ont participé à l'édification de l'histoire japonaise. Pourtant, bien que je ne nie point la magnificence de ces constructions ou la dignité de cette population, mon enthousiasme premier retomba bien vite. Au fond, je me trouvais toujours sous ce même ciel, qui transpirait ses nuages tout au long du jour et exsudait d'infinies étoiles par tous ses pores une fois la nuit tombée. Les lieux de culture et de tradition manifestaient une certaine beauté, cela va sans dire, mais ils me donnaient l'impression de la hurler dans une plainte morbide et désespérée, comme un loup hurlerait sa douleur au beau milieu d'une forêt, le ventre ouvert et les tripes répandues sur le sol ; une fois le silence retombé, je n'y voyais plus que des ossatures vides, des sépulcres négligés dont les corps eussent été extirpés sans ménagement aucun. Il m'est d'avis que l'esprit humain est parfois une bien néfaste chose ; sans avoir eu aucune connaissance empirique d'un quelconque objet, il est capable de le parer d'un éclat démesuré, presque trop éblouissant pour un simple mortel, et de le doter de toutes les qualités imaginables (et parfois même inimaginables !), si bien que pour finir et sans que l'on ait pu s'en rendre compte, l'objet que l'esprit vient de créer est immensément supérieur à ceux tels qu'ils existent effectivement dans le monde et la nature, annihilant par conséquent toute ambition d'un quelconque dévoilement qui ferait de ces oeuvres d'art une voie ouverte vers l'absolu.

Qu'ai-je donc cherché à fuir en quittant la France pour venir prendre ces quelques jours de repos ici ? Quelle force eut assez d'empire sur mon être tout entier pour que je me décidasse ainsi à quitter mes frontières et traverser les océans ? Un malaise, une nausée qui me hantait sans jamais relâcher son étreinte, un dégoût constant pour tout ce qui m'entourait et me paraissait alors totalement dénué de goût et d'interêt. J'en étais même venu à croire que ma propre demeure et ses environs étaient finalement un foyer pour misanthropes, que ma perpétuelle solitude résultait plus d'une incompatibilité entre moi et le voisinage que d'une occulte prédestination. Preuve flagrante que les passions ne mènent qu'à l'erreur. Cet isolement, je le retrouve partout, où que j'aille, quoi que je fasse, et j'en viens en définitive à me demander si ce n'est même pas moi qui cours toujours vers lui plutôt que lui ne me rattrape là où je fuis. La foule m'intrigue, les hommes et leurs comportements me captivent, et je suis immanquablement fasciné dès que je découvre une personnalité singulière, comme la tienne ou encore celle de Kristolor. Pourtant, rien ne me répugne plus que de marcher à travers cette foule, de croiser le chemin de tous ces hommes, d'échanger des regards avec eux, et pire encore, de risquer de me faire héler et d'entamer une conversation ; rien, te dis-je, absolument rien ne suscite en moi tant d'angoisse et tant de répulsion, et ce malgré la valeur initiale que j'accorde à leur étude. Eussé-je dû choisir entre cela et marcher dans un bourbier empli de crapauds et de mygales sous les tentacules d'une nuit rutilante, la deuxième solution m'eût semblé amplement préférable. Les humains me terrifient, Aristide, et l'infâme promiscuité qu'offrent les avenues et boulevards des grandes villes m'est insupportable ; à choisir, je me plais grandement plus dans ces petites venelles sombres et abandonnées que personne n'emprunte, où notre seule compagnie reste l'écho de nos pas et les fantômes du désert urbain. Je pensais trouver ici une thébaïde délicate et heureuse ; je n'ai fait que déplacer cette roue d'Ixion à laquelle je reste attaché. Je continue à faire ces cauchemars éveillés dont je t'avais déjà relaté l'existence. Je suis dans mon lit, mon esprit parfaitement alerte mais mon corps totalement paralysé par le sommeil, et j'entends ces voix, je distingue ces formes ; ces voix terrifiantes me menaçant et parfois même augurant ma mort, ces formes sinistres qui rôdent et ourdissent leur attaque prochaine. Lors de ces moments, tout mon corps ne demande qu'à taillader ces formes d'un cri d'épouvante (car si je les entends, je ne puis moi-même plus rien prononcer qui soit distinct !), tous mes membres s'ingénient à atteindre la lumière pour que cesse ce spectacle macabre, et ce n'est qu'au prix d'invraisemblables efforts que j'arrive enfin à éclairer la pièce, tant mon corps est ankylosé et refuse de suivre les directives que lui impose mon esprit. Une fois, une seule fois je suis parvenu à distinguer clairement l'une de ces formes impalpables durant l'un de ces cauchemars, et cette figure hante mes pensées : une grosse araignée, Aristide, une grosse araignée à tête de femme.

Ainsi, dorénavant, la vie m'écoeure et le sommeil m'effraie. Je pense écourter quelque peu mon séjour, étant donné que l'oppression que subissait déjà mon coeur n'est ici soulagée en aucune manière. Attends-toi donc à me voir revenir dans les prochains jours. J'espère que tu te portes pour le mieux, mais surtout que tu n'as pas encore trop commis de ribauderies, afin que je n'aie pas à me préoccuper de régler tous les conflits que tu as provoqué dès mon retour. Tu as néanmoins mes embrassades les plus sincères."

Je relus et signai la lettre, puis la pliai avant de l'insérer dans une enveloppe que je laissai sur un coin de la table ; j'irais la poster le lendemain. Ayant absolument besoin de continuer à faire quelque chose, je fouillai fébrilement tous les papiers que je venais alors de remettre en ordre, puis tombai sur d'anciennes ébauches de lettres que j'avais envoyées, certaines allant jusqu'à dater de plusieurs années auparavant. Je reconnus instantanément l'une d'elles ; c'était une missive que j'avais rédigée pour la seule et véritable amante que j'avais eu, alors que celle-ci venait juste de me délaisser pour la première fois. Ce devait être il y a trois ans de cela. C'était une jeune tuberculeuse dont la maladie avait atteint un stade avancé, écartant tout espoir de guérison, mais dont la sensibilité, la grâce et la beauté naturelles, à peine entamées par l'avancement de la maladie, avaient su me toucher profondément et m'avaient lié à elle, en dépit de tous ses autres défauts et du sort qui l'attendait impassiblement. Sa condition de poitrinaire, l'affaiblissant de jour en jour, l'avait cependant poussée à rompre notre relation, me laissant dans un désarroi sans fond. Je me souvins parfaitement du soir où je composai cette lettre : la pluie tombant vivement au-dehors, une branche d'arbre frappant toujours et toujours, inlassable, sur le carreau de ma chambre, mes larmes contenues, mon attitude fièvreuse, ma main tremblottante, l'état de trouble et d'abattement complets dans laquelle je me trouvais. Je misais alors beaucoup sur cette missive, voyant en elle la seule occasion où, dans ma vie, mon prétendu talent de rédacteur allait véritablement pouvoir servir une fin estimable. Je la relus attentivement :

 "Te souviens-tu de ces jours où tu disais me voir comme un rayon de soleil dans une vie de noirceur ? Quels rayons éphémères alors ! Il suffit qu'un nuage s'obscurcisse et forcisse pour que leur trajet soit barré et qu'ils ne brillent plus du même éclat ! Je veux être plus que cela : je serai ton Astre, immuable et invincible, qui toujours t'illuminera, et qui vaincra chacune des obscènes choses qui tenteront d'entraver notre relation. Tu penses au futur et aux conséquences qu'il engendrera. Mais qu'en est-il du présent ? Est-ce pour cette raison que nous devrions pleurer chacun de notre côté ? Est-ce par peur du futur que nous devrions nous priver d'un bonheur certain ? Est-ce cette angoisse qui nous fait donc courber l'échine, à souffrir encore plus intensément de nos côtés respectifs ? Non, je ne saurai le permettre. Car je sais que tes sentiments étaient sincères, et je sais que c'est à cause de cela que tu voulais que l'on se sépare. Mais à quel prix ? Celui des larmes ! Je t'ai vu pleurer, oui, et ce fut là le spectacle le plus terrible auquel j'ai jamais assisté. Devrait-on continuer ainsi ? Les as-tu déjà oubliés, tous nos témoignages d'amour ? Sont-elles si lointaines, ces promesses ardentes sans cesse réitérées, ces doux transports, ces jaculations dès que nous étions tous deux réunis ? Eussions-nous frappé aux portes de l'Enfer, rien n'aurait entâché notre plénitude, puisque c'est à deux que nous eussions dû brûler pour l'éternité. Les gens m'effraient et n'ont servi qu'à mon malheur, car à chaque fois, je n'ai tiré que des souffrances de leurs désirs, de leurs conseils et de leurs actes. Mais sais-tu la chose qui seule puisse me rendre pleinement heureux ? C'est de t'accompagner, toi, dans ta chute. C'est uniquement au coeur de ton affliction que je trouverai le bonheur. C'est en restant auprès de toi autant que j'en ai le pouvoir, en te cajolant, en te soutenant, que j'éprouverai enfin ce qu'est la félicité. Tu dis que je ne mérite pas de vivre ce que tu vis. Mais même isolé et loin de toi, je le vivrai, et j'en souffrirai, car je suis viscéralement relié à ton être ! Mais la souffrance n'en sera, qui plus est, que plus intense ! Car à ce déchirement, il faudra mêler le chagrin causé par le regret : le regret de n'avoir point été près de toi. Le regret de ne pas avoir vécu avec toi ce que j'aurais voulu. Le regret de ne pas avoir été aussi proche de toi que ce que j'aurais désiré. Et je ne veux pas cela. Déjà, à l'heure qu'il est, toute sensation, toute joie m'a quittée. Je ne ressens plus rien, excepté la tristesse de ne plus t'avoir à mes côtés comme ce fut le cas il y a encore si peu de temps. Oublie tes doutes, oublie tes tourments, sèche tes larmes. Si ta tête fatigue, je t'offre mon épaule, pour que tu puisses l'y aposer. Si tes membres tremblent, je t'offre mes bras, pour t'y réchauffer. Si tu es triste, je t'offre mes yeux et mon corps, que je puisse partager ta peine et te permettre de te reposer sur moi. N'aie plus peur, ne doute plus. Car maintenant, je suis là. Aime-moi, et je me charge du reste. Et même après la mort, tu seras présente dans mes yeux, dans mon souffle, dans mon coeur, et tu vivras à travers moi ; je te promets l'éternité. Qu'importe si l'on m'arrache les yeux ! Qu'importe si l'on me transperce le ventre ! Qu'importe si l'on m'émascule ! Qu'importe si l'on m'arrache la langue ou qu'on me fracasse le nez ! Toutes les douleurs, je les braverai, et ce pour vivre à tes côtés. Car j'y ai réfléchi maintes et maintes fois, et à chaque fois, c'est la même conclusion : rien ne me rendrait plus heureux que de t'accompagner et de t'aimer. Et surtout, je m'étais prescrit un apophtegme : celle de te garder jusqu'au bout. Celui de te chérir, de te conserver, de veiller sur toi jusqu'à ce que le Destin qui nous guette nous sépare. Et rien ne me fait plus souffrir que de savoir que l'on m'empêche de tenir cette promesse. Tu es le plus beau don que l'on m'ait fait, et je suis contrit de voir que l'on me retire ainsi à toi. Il n'y a qu'avec toi que je me sente réellement vivant. Je sais qu'en définitive, il y a un coup à prendre. Mais il sera moins terrible que celui que j'encaisse ici. Car j'ai le temps de me préparer, et de me faire à cette idée. Et à la fin, je saurai que je n'aurai aucun regret ni aucun remords à avoir, car j'aurai profité de ton être autant que j'en aurai pu, car j'aurai été heureux durant tout ce temps, moi qui avant n'était que l'ombre de moi-même, et enfin car je saurai que j'aurais tout fait pour te combler. L'amour m'a rendu fort, et je suis prêt à affronter le futur. Cela ne m'exhorte qu'encore plus à croquer pleinement chaque moment que nous passerons ensemble, et à jouir du temps qui nous est imparti, sans se soucier de ce qui adviendra après. Ton jugement était peut-être irrévocable. Peu m'importe. Dussé-je me faire ruer de coups jusqu'aux os par tes membres en furie, je te serrerai dans mes bras. Dussé-je me faire mordre les lèvres jusqu'au sang et jusqu'à ce qu'elles soient arrachées vives, je t'embrasserai. Et si, après tout cela, je me trouve meutri dans une fosse, alors je continuerai de te chérir d'un amour platonique. Longtemps je t'ai attendue. Longtemps, j'ai rêvé de toi et ai espéré ta venue. Et désormais, je t'ai enfin trouvée. Alors je te prie, non, je te supplie de revenir."

Emplie de lieux communs, d'illusions de jeunesse, de répétitions, de tournures maladroites, cette lettre était loin d'être dénuée de défauts ; pourtant, je l'ai toujours gardée près de moi. Ces mots, ces mots écrits, là, par ma main, ces mots étaient les mots les plus sincères que j'ai jamais rédigé de toute mon existence, et cette soirée où je les inscrivis ici fut celle où j'éprouvai la plus violente ivresse, la plus véhémente nécessité d'exprimer ce que me dictait mon coeur. Aujoud'hui, je ne serais guère plus capable d'écrire ce genre de chose. La missive n'avait pas eu l'effet escompté. Non seulement ma demoiselle n'est pas revenue, mais qui plus est, elle est morte peu après. Ce fut la seule, la seule pour qui je fis une telle chose, et la seule qui sût m'offrir, même un court temps, son amour. Je reposai le document puis allai m'allonger sur mon lit. Contrairement à ce que j'avais pensé, le sommeil me prit bien vite, et dans mes songes confus, je crus voir ma tendre poitrinaire gambader en riant au milieu des cerisiers en fleurs.

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