Mercredi 19 mai 2010 à 19:31

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/AlexandreCabanelPhedre.jpg

Mais s'il en était ainsi pour le père, qu'en était-il de l'autre membre de ce couple fondateur ? La réalité est cruelle. Je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Jamais je n'ai pu empêcher sa chute dans l'abîme, et je pense même aujourd'hui l'avoir précipitée. Elle était ce que l'on pouvait qualifier d'aliénée ; j'ignore si elle ne l'a un jour pas été depuis que j'ai crié pour la première fois hors de la couche gluante où mon foetus grandit. Toujours est-il que son esprit était si atteint, si malade, et ce depuis si longtemps déjà (du moins il l'avait toujours été dans mes souvenances) que jamais je ne m'étais aperçu que ce n'était point là l'état habituel d'une femme bien portante. Je pensais que ses réactions et palabres insensées n'étaient que des phénomènes tout ce qu'il y a de plus naturels, comme éclatent des fards multicolores dans l'éther boréal. Son état alternait entre des périodes d'intense folie - où brillant alors d'un méphistophélique éclat, elle dégorgeait ses logorrhées d'une magnificence infernale - et des périodes de mutisme total, où sa tristesse était alors plus vaste encore que les viscères du cosmos. J'ai grandi en m'imprégnant de ces noires dispositions jusqu'au jour où Dieu, après avoir permis à sa névrose de germer et de s'élever, vint arracher ce qu'il avait semé sur la glèbe. Oui, je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Plusieurs jours durant, mon père et notre médecin l'avaient tenue enfermée dans sa chambre ; malgré cela, je pouvais entendre de l'extérieur toutes les imprécations et autres plaintes qu'elle proférait au comble de sa démence (je n'ose dire de sa grandeur). Sentant sa fin venir, on me fit enfin entrer, que je puisse révérer une dernière fois la diablesse qui m'avait mis au monde. Elle m'offrit sans même que j'eusse pu le savoir le spectacle le plus tragique de toute mon existence. Ses jambes qui, pliées, s'élevaient sous les draps semblaient être des cimes gisantes dans une pénombre irréelle. Ses membres lourds s'agitaient selon des gestes livides dans l'air tremblant. Sa poitrine montait et descendait dans d'atroces et d'irrégulières saccades, comme la boue d'un champ de bataille se dresse au rythme des explosions d'obus avant de déchoir sur le sol dans un lourd fracas. Toute la vie qui était contenue en elle se retirait, coulait de son être en de rugissantes cataractes jusqu'à ce que ne reste qu'un creux aride. Il ne restait que peu de temps. Lorsque la carnation ambrée de son faciès se tourna vers moi, ses yeux plongés dans le néant mirent un certain temps avant de reconnaître ma présence. Elle murmura d'incompréhensibles choses puis m'attira quelques secondes contre son sein, sans dire une seule parole, comme si la seule présence de mon existence avait apaisé ses pensées maladives. Cela ne dura pas. Relâchant cette étreinte maternelle, elle creuva l'abcès de son silence (celui-ci devait être alors bien trop religieux pour elle) et entonna de nouveau la cantique de l'ire de sa lyre délirante. Ce qu'elle prononça fut si désordonné que même moi qui n'avait pas compris l'ampleur de son mal put à cet instant apercevoir tout le fiel qui stridulait dans ses veines. Hélas (ou heureusement ?), cette partie de mon souvenir demeure si confuse que je me vois ici dans l'incapacité totale de rapporter ce qu'elle clama ; mais en comparaison, même les versets de l'Apocalypse ne sont pas si terribles. Marmoréen, mon père me prit l'épaule et m'éloigna de cette scène. Cela ne se poursuivit que peu de temps ; le tumulte cessa. Elle n'était plus qu'un corps d'albâtre inanimé reposant sur un matelas enfiévré. Le cygne venait de lancer dans les nuages son ultime chant. Ainsi je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Petite mère, jamais je n'ai pu porter à mes lèvres tes mamelles asséchées ou ton front d'airain ! Je te vis, de ton vivant, sombrer peu à peu dans la fange de la déraison, et je vis, de ta mort, sombrer ton cercueil mélancolique dans les babines d'une terre agonisante.

Aucun commentaire n'a encore été ajouté !
 

Ajouter un commentaire









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/trackback/2998584

 

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | Page suivante >>

Créer un podcast