Dimanche 2 janvier 2011 à 23:51

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/JOHANN1.jpg

Les Sanglots de Maldoror (version complète)

 

En cet hideux marais résonnent mes larmes
Lorsque sous le tombeau gémit le vers luisant,
Et qu'une vaste lumière couleur de sang
D'un éclat vermillon fait reluire mon arme :

Délices de la cruauté ! Ô malheureux,
La Providence vous créa laids et infâmes,
Ivraie pustuleuse sur des champs insanes
Tels d'immondes roses dans un cloaque bilieux.

Je vous pleure, êtres de chair et d'inanité,
Tous coupables d'être nés d'un Dieu cupide,
Des larmes sillonnant mon visage livide
Fendu du sourire d'un canif ensanglanté.

Je te maudis, toi qui fis tant souffrir Job !
Sous tes yeux d'ivrogne, des araignées de satin
Traversent ma nuque lorsque chaque matin
J'attends des anges mais ne trouve que des aubes.

Alors, seul, je nourris mes enclos de chimères
De misères d'enfants à la poitrine molle,
Puisant dans la coupe de leur douleur folle
Les boyaux ricanants d'une affreuse vipère.

Ingénu ! Personne ne viendra, non, personne !
A tout jamais perclus dans le cycle du monde,
Erratiques et sombres, nos mères fécondes
Enfouies sous des tombeaux aux lugubres colonnes.

Lundi 6 décembre 2010 à 17:44

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/1227773K.jpg

 J'étais seul ce soir (si tant est que je puisse affirmer n'avoir pas été seul ne serait-ce qu'une seule heure de mon existence); nulle présence humaine, nul éclat de voix allant briser le silence de ses rebords tranchants, nul bruit de pas allant hanter mes couloirs de leurs monotones mélodies, nul réceptacle pour que mes paroles aillent faire mûrir chez autrui les fruits amers de mes pensées. Il n'y avait pour seule présence qu'un simple et désuet miroir, siégeant depuis des lustres lointains sur un ancien meuble ayant appartenu à feu mon père. N'ayant rien d'autre à faire, je me dirigeai vers lui et, une fois proche de sa surface, j'entrepris de plonger loin dans les profondeurs de son lit mélancolique.

Charmant miroir ! Tu n'es pas comme les hommes. Tu n'as pas à subir journellement les tares de leur hypocrisie, tu n'as pas à présenter à une société lunatique des discours où la fausseté et la sournoiserie dissoneraient comme à travers les palabres démagogiques d'un politicien habile, ou encore comme les arguties stériles d'un célibataire de l'art. Non, mille fois non, et si tu étais pourvu de la faculté de discourir, tu n'aurais sans nul doute aucun scrupule à l'égard de ce genre d'individus. Toi, avec toute la sincérité et la sagesse d'un philosophe épicurien, tu te contentes de refléter avec passion la réalité telle qu'elle t'apparais, sans y ajouter d'apparats ou de chimères. Oserais-je me plier à ta vérité ? Oserais-je jeter mon regard sur tes reflets menaçants pour constater ce que je suis vraiment ? Ma condition, j'en suis déjà fort bien conscient; cependant, elle ne m'est jamais apparue qu'en tant qu'abstraction vide, qu'en tant que représentation toute superficielle. Mais entre ériger des concepts et venir se noyer dans l'intériorité la plus authentique et la plus profonde d'un être, entre se représenter de manière médiate et se retrouver confronté face-à-face avec ce que nous sommes véritablement, c'est tout un fossé qui se dresse. Mais allez, osons.

Considérons cette vision... je peux voir une fleur. Un chrysanthème, je crois bien. Oui, c'est bien cela, un chrysanthème possédant deux iris d'un bleu de Prusse, une ouverture servant à l'usage de la parole, et d'autres organes sensoriels divers. Ô chrysanthème, comme tes pétales sont inquiétants; je peux voir ma chair se détacher en fins lambeaux et couler en cataractes molles le long de mon visage, allant faire claquer leurs extrémités flétries le long de ma gorge. L'or de ton nom s'est décidément bien terni au fil des années, et ton teint si franc s'est transmué en un fard pâle et vespéral.

Je te rends grâce, mon beau chrysanthème; après t'avoir délicatement recueilli, je t'emmenai dans un grand et silencieux cimetière. Je t'y emmenai afin de t'y enterrer vivant, tout palpitant et gémissant, pour que tu puisses t'imprégner de l'esprit et des mémoires de ceux qui sont morts, mais surtout pour que, par l'action de la semence terrestre, tes graines puissent être fertilisées et ton divin fruit mûrir et s'élever. Prenant une pelle qui reposait alors près d'une tombe, j'entrepris de creuser la terre, d'en dégager les crânes bougons et les embryons perdus (si tu veux tout savoir, mon beau chrysanthème, je suis même tombé sur un ver de tombe qui, contrit d'avoir été blessé par le bord tranchant de mon outil, me cracha au visage son acide vermillon). Après avoir dégagé une surface assez large, je t'y déposai, puis je bouchai la cavité alors creusée et attendis que la terre fisse son effet, te laissant à la merci des supplices de la lune malade dans un éther d'émeraudes et d'améthystes. Le grand cône de lumière douce qui gouttait de celle-ci put me faire apercevoir, dans son intérieur, des milliers de petits atomes translucides qui, en couples séparés, allaient s'allonger sur le haut des tombes avant d'y faire suavement l'amour. Ô, beauté ! Ô, seule extase présente dans ce monde, là où, lorsque je baissais les paupières pour contempler le sol du cimetière, je ne pouvais voir qu'un marais hideux à la surface de fiel. Avais-je seulement été prudent d'y enterrer mon chrysanthème pour qu'il s'y développe et y prenne racine ? Ô, erreur ! Transi d'effroi, je me précipitai sur mon ouvrage et en dégageai fébrilement la terre en monceaux entiers; mais lorsque j'atteignis mon but, je pus constater que mes peurs avaient été infondées. C'était l'Amour qui, désormais, dormait à moitié dans ce fossé, et s'éveilla à moi lorsque je le pris dans mes bras ! Oui, c'était bien l'Amour, ce petit Chérubin aux joues rondes et aux fesses callipyges, qui venait de faire florès dans le plus improbable des lieux. Fasciné, je le lâchai dans les airs. Prenant son essor de ses petites ailes, il alla jusqu'aux murailles de feu de l'univers afin d'y dresser les étoiles et d'y danser un ballet nocturne avec elles; mais lorsqu'il revint toucher terre, il y déposa de manière éparpillée les fragments de nos étreintes brisées, puis il me considéra d'un air narquois.

Horreur ! Je venais donc de donner naissance à un Amour pervers et inique, qui se délectait des douleurs des Hommes et n'usait de son arc qu'à dessein de rompre les liens tissés entre les deux sexes ! Fou de rage, je me précipitai sur lui en brandissant bien haut le sceptre de Vénus – cette sotte l'avait laissé abandonné dans un étang vaseux – et l'abattis sur son crâne à plusieurs reprises, sans même prendre le temps de regarder mon œuvre, jusqu'à ce que je pusse sentir ses os se fissurer et se briser à chacun de mes coups. A ce moment, alors que je mettais fin à ma frénésie première, son corps menu encore spasmodique baignait dans la chaleur de son propre sang. Ne sachant plus quoi faire ni quoi ressentir, je m'écroulai lourdement à ses côtés et pleurai de toute mon âme la perte de mon enfant. Amour, ton séjour fut décidément bien fugace, et ton innocence s'en est allée si vite; pardonne-moi si je t'ai fait du mal ! Alors, étouffant mes yeux humides dans ses boucles blondes et lui baisant le front tout en exhalant un ultime sanglot, je pris sa mignonne dépouille et allai la placer sous l'ombrage maternelle d'un saule séculaire. Une fois la tâche accomplie, j'arrachai les plumes de ses ailes ensanglantées, et me rendis au trône de Dédale au centre du cimetière. M'adressant au vieux sage en frappant ma poitrine dans des gestes convulsifs, je lui tins ces paroles :

« Ô antique lanterne, toi dont le sang royal de Cécrops coule dans les veines hardies, toi qui des siècles entiers après la mort de ton peuple continue à siéger ici, toi qui allia avec tant de perfection la grâce des arts à l'ingéniosité de la raison, je viens t'implorer au nom de tous ceux que Dieu tient en haine, que la Providence créa laids, infâmes, sans talent et sans vertu, au nom de tous ceux qui, comme l'ivraie pustuleuse des champs insanes, apparaissent sous les feux du jour tels d'immondes roses dans un cloaque bilieux. Dédale ! Trop nombreux sont ces êtres de chair et d'inanité, qui jamais ne jouiront des transports procurés par le fils que j'ai tué. Je t'en conjure ! Livre-moi de ta cire divine, que je puisse en enduire ces plumes souillées et édifier des ailes neuves ! Aide-moi à réaliser cet ouvrage, que tous les malheureux, que tous ceux dont le cœur s'épand chaque jour en larmes terribles, puissent les revêtir et s'élancer vers les cimes et se rapprocher de cet absolu qu'ils désirent avec tant d'ardeur ! »

Mais, le front plissé en vastes sillons sous le joug de la souffrance, et l'esprit encore hanté par les souvenances indestructibles de son Icare, Dédale refusa ma demande et me congédia dans un murmure. Je descendis alors les marches du mausolée et vins rejoindre le cadavre de l'Amour; avec un soin analogue à celui des abeilles recueillant le nectar onctueux des fleurs, je récupérai dans un bol le sang de son corps après lui avoir sectionné la jugulaire. Puis, me relevant et me tournant vers l'île de Cythère, je tendis ce bol et prononçai :

« Ô Vénus, toi qui habite ce lieu de cocagne, je te lance un défi ! Aux passions nobles et calmes que connurent les mortels sous ton règne, j'oppose le sang vicié de l'Amour, mon fils éphémère et cruel ! Nous verrons lequel de nous deux parviendra à s'emparer et à tenir sous son égide le cœur des Hommes. Mais je me suis laissé entendre dire que bientôt, Cythère ira rejoindre les murailles englouties de l'Atlantide oubliée. Vénus, je bois à ta gloire et à ta mort ! »

Dimanche 23 mai 2010 à 22:46

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/WilliamAdolpheBouguereauTheYoungShepherdess.jpg

Puis d'un coup, tout se brouilla. Ce décor si familier, avec ses lampadaires, ses pavés gris, ses maisons alignées, tout se fondit et sombra dans les profondeurs du cosmos marin. Etait-ce une vision que j'avais là ? Etait-ce un pan de mémoire oublié qui, sous l'influence de quelque égoïste dessein, décidait subitement de refaire surface ? Le soit avait disparu, c'était de la lumière que je voyais là ! Vision blafarde pour des pupilles tant habituées à la pénombre ! Là, dans la cour de l'école... que voyais-je ? Des enfants, à cette heure-ci ? Fallut-il croire que ma raison chevrottante me jouait une bien mauvaise farce. Mais soit ! Admettons pour le moment que nous fussions en pleine journée, et que l'heure de la récréation venait de sonner. Les chérubins, avec leur chair si rose, leur teint si frais et leurs yeux électriques s'élançaient de toutes parts, avec cette pétulance dont le souvenir devient si cher une fois que l'âge s'avance, et s'adonnaient à leurs distractions naïves et innocentes (puisque tout ce qui touche à l'enfance, même le plus odieux mal qu'il soit possible d'imaginer, reste forcément innocent ; comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on les voyait ainsi ?). Certains se jetaient tour à tour une balle rouge tout en courant fougueusement ; d'autres étaient assis tranquillement, formant une rigoureuse figure orbiculaire, et bavardaient joyeusement ; d'autres encore, attroupés dans un coin, regardaient avec toute la fascination qu'il est permis d'éprouver à cet âge l'un de leurs camarades s'amusant à serrer progressivement un foulard autour de sa gorge. Une fois son larynx parfaitement comprimé, son visage si ravissant et coloré auparavant prit une teinte blême, tandis que les gouttes qu'exsudaient ses pores, semblables à de grosses larves livides lancées dans une salve avide, perlaient jusqu'à sa gorge comme pour la ronger de leurs crocs velus et atteindre son artère carotide interne (estimable repas s'il en est !). Il était beau comme un poisson d'eau douce qu'on aurait - une fois sorti de la rivière - empallé puis abandonné dans son agonie sur des roches basaltiques ! Je me perdis aussi plusieurs secondes dans la sensualité de ce spectacle - ô superbe conflit entre vie et matière où l'Eternel s'accomplit et supprime l'individuelle discontinuité ! - avant que mon attention ne se reportât sur l'objet véritable de ma visite mystérieuse. Juste là ! Un enfant, esseulé, marcheur âpre sur les graviers solitaires, déambulait le front tourné vers Satan. Je m'approche de lui. Il m'intrigue tant ! C'est lui que je veux voir ! Que fait-il à l'écart de tous les autres ? Je le veux savoir, et je désire l'aider ! Je l'aborde de face ; il continue sa route. Il ne m'a même pas vu ! Et cette étrange sensation... qu'était-elle ? Je me rapproche de nouveau et scrute avec l'application d'un épervier la proie qui m'avait captivé. Mais cet enfant... c'est moi ! Oui, il est moi ! Moi il y a quelques lustres de cela, certes, mais tout de même moi ! Cette épaisse chevelure d'un blond de cendre, ces deux lèvres incapables de se défaire de leur érotique étreinte, ce menton effilé, ces prunelles d'une amertume azurine, ce vernis purpurin sur son pourtour périorbitaire... aucun doute n'était admissible, il s'agissait là définitivement de moi, de moi lors de mes premières brassées dans le purin de la vie, de moi qui déjà marchait seul, le coeur dans l'abîme, loin de mes semblables. Oh, viens donc me serrer dans tes petits bras, toi mon sang ! Ô mon âme, ma chair, ma conscience, ma vie, ma honte et ma fierté dans le même temps, viens près de moi, que je console de mes murmures et de mes caresses ta démarche affligée et tes pensées si nébuleuses ! Que fais-tu ? Reviens ! Me fuis-tu ? Refuses-tu mon aide comme une puritaine frigide refuserait la fornication ? Veux-tu échapper à ma présence, moi que tous fuient et qui les fuis tous, moi qui pourtant eusse tant voulu être aidé et n'eus personne pour m'offrir sa main ? Tu ignores tout de ce qui t'attend ! Pourquoi cette attitude si obstinée ? Reviens-moi ! Tu es déjà si loin. Tu ne m'écoutes pas. Je t'aime, cela ne change rien. Mais... que font ces enfants ? Je peux le voir. Il rient de lui ? De moi ? Pourquoi donc, que vous ai-je fait, à vous qui cultiviez si paisiblement les plaisirs du sérail de votre jeunesse ? Ils s'approchent de lui ! De moi ! Ils lui cherchent querelle ! Ils me cherchent querelle ! Pourquoi un tel comportement ? Est-ce là cette innocence si pure et immaculée que l'on exalte chez les enfants ? On (il faut en même temps savoir que on est bien l'être le plus ignorant et le plus crédule qui soit) observe toujours le sourcil charmé les tableaux de candeur et de joie que procurent des enfants interagissant entre eux. Moi, tout ce que je pus voir ici, c'était une bande de repoussantes araignées à l'abdomen menaçant et aux mandibules pendantes tentant d'étouffer de leurs pattes démesurées un phalène chétif et apeuré, dont l'unique souhait fut de déployer ses ailes brunes dans l'air du soir où frémissent les atomes translucides de la mélancolie de l'automne. C'en est assez ! Il me faut agir, et vite ! Eh là, arrêtez-vous immédiatement ! Engeance batârde née des menstrues desséchées de Lilith, est-ce là la manière dont vous vous divertissez ? Est-ce là tout ce que peuvent vous dicter les méandres de vos minuscules encéphales ? Laissez-le ! Laissez-moi ! Je vous somme d'arrêter ! Ah !

Mercredi 19 mai 2010 à 19:31

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/AlexandreCabanelPhedre.jpg

Mais s'il en était ainsi pour le père, qu'en était-il de l'autre membre de ce couple fondateur ? La réalité est cruelle. Je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Jamais je n'ai pu empêcher sa chute dans l'abîme, et je pense même aujourd'hui l'avoir précipitée. Elle était ce que l'on pouvait qualifier d'aliénée ; j'ignore si elle ne l'a un jour pas été depuis que j'ai crié pour la première fois hors de la couche gluante où mon foetus grandit. Toujours est-il que son esprit était si atteint, si malade, et ce depuis si longtemps déjà (du moins il l'avait toujours été dans mes souvenances) que jamais je ne m'étais aperçu que ce n'était point là l'état habituel d'une femme bien portante. Je pensais que ses réactions et palabres insensées n'étaient que des phénomènes tout ce qu'il y a de plus naturels, comme éclatent des fards multicolores dans l'éther boréal. Son état alternait entre des périodes d'intense folie - où brillant alors d'un méphistophélique éclat, elle dégorgeait ses logorrhées d'une magnificence infernale - et des périodes de mutisme total, où sa tristesse était alors plus vaste encore que les viscères du cosmos. J'ai grandi en m'imprégnant de ces noires dispositions jusqu'au jour où Dieu, après avoir permis à sa névrose de germer et de s'élever, vint arracher ce qu'il avait semé sur la glèbe. Oui, je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Plusieurs jours durant, mon père et notre médecin l'avaient tenue enfermée dans sa chambre ; malgré cela, je pouvais entendre de l'extérieur toutes les imprécations et autres plaintes qu'elle proférait au comble de sa démence (je n'ose dire de sa grandeur). Sentant sa fin venir, on me fit enfin entrer, que je puisse révérer une dernière fois la diablesse qui m'avait mis au monde. Elle m'offrit sans même que j'eusse pu le savoir le spectacle le plus tragique de toute mon existence. Ses jambes qui, pliées, s'élevaient sous les draps semblaient être des cimes gisantes dans une pénombre irréelle. Ses membres lourds s'agitaient selon des gestes livides dans l'air tremblant. Sa poitrine montait et descendait dans d'atroces et d'irrégulières saccades, comme la boue d'un champ de bataille se dresse au rythme des explosions d'obus avant de déchoir sur le sol dans un lourd fracas. Toute la vie qui était contenue en elle se retirait, coulait de son être en de rugissantes cataractes jusqu'à ce que ne reste qu'un creux aride. Il ne restait que peu de temps. Lorsque la carnation ambrée de son faciès se tourna vers moi, ses yeux plongés dans le néant mirent un certain temps avant de reconnaître ma présence. Elle murmura d'incompréhensibles choses puis m'attira quelques secondes contre son sein, sans dire une seule parole, comme si la seule présence de mon existence avait apaisé ses pensées maladives. Cela ne dura pas. Relâchant cette étreinte maternelle, elle creuva l'abcès de son silence (celui-ci devait être alors bien trop religieux pour elle) et entonna de nouveau la cantique de l'ire de sa lyre délirante. Ce qu'elle prononça fut si désordonné que même moi qui n'avait pas compris l'ampleur de son mal put à cet instant apercevoir tout le fiel qui stridulait dans ses veines. Hélas (ou heureusement ?), cette partie de mon souvenir demeure si confuse que je me vois ici dans l'incapacité totale de rapporter ce qu'elle clama ; mais en comparaison, même les versets de l'Apocalypse ne sont pas si terribles. Marmoréen, mon père me prit l'épaule et m'éloigna de cette scène. Cela ne se poursuivit que peu de temps ; le tumulte cessa. Elle n'était plus qu'un corps d'albâtre inanimé reposant sur un matelas enfiévré. Le cygne venait de lancer dans les nuages son ultime chant. Ainsi je la vis mourir, ma mère, là où je n'avais pas encore dépassé les sept ans. Petite mère, jamais je n'ai pu porter à mes lèvres tes mamelles asséchées ou ton front d'airain ! Je te vis, de ton vivant, sombrer peu à peu dans la fange de la déraison, et je vis, de ta mort, sombrer ton cercueil mélancolique dans les babines d'une terre agonisante.

Lundi 10 mai 2010 à 13:30

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/WilliamBlakeHecate.jpg

Une fois rentré à mon hôtel, je n'eus même pas la volonté de dîner. M'enfermant alors dans ma chambre le ventre vide, j'entrepris de mettre un peu d'ordre dans tous les papiers éparpillés sur le bureau : des lettres, des brouillons, des fiches de notes diverses... Une fois lassé de cette inutile besogne, je me plaçai près de la fenêtre et observai distraitement les rues de Tokyo : même en pleine soirée, la population continuait d'affluer en masse, inlassablement, comme des grains de pollen apatrides bercés par un vent qui ne cesserait jamais. Des dizaines de lumières multicolores déchiraient de leurs nimbes le voile d'un crépuscule avancé, et les cerisiers plantés dans les rues se tenaient immobiles, tels des gardiens royaux veillant muettement. Poussant un léger soupir, je retournai mon regard vers ma chambre. Le lit. Dormir ? Non, je perdrais de longues heures à tenter de trouver vainement le sommeil. Sortir ? J'avais déjà passé la journée entière à me promener seul dans la ville, et j'aurais bien l'occasion de continuer de telles escapades demain, lorsque je visiterai les temples avoisinants. M'occuper, alors ? Il y avait bien une télévision dans la chambre, mais je ne désirais pas entendre toutes les coquecigrues qui m'y seraient déblatérées si je l'allumais. Les livres ne m'attiraient pas non plus, pas dans cet état du moins. Me rasseyant alors derrière le bureau, je sortis une cigarette que j'allumai d'un geste indolent, puis restai quelques minutes affaissé ainsi, le visage rivé vers le plafond, ne bougeant que mon bras droit pour déposer mes cendres dans le cendrier de verre placé à ma droite. Une fois le mégot écrasé au fond de celui-ci, je me redressai et pris l'initiative de rédiger une lettre pour Aristide, dont l'espièglerie m'eût d'ailleurs ici bien plu, envieux que j'étais d'avoir quelqu'un à qui me confier. Je trouvai bien vite une feuille vierge et entamai mon récit.

"Mon cher Aristide,

C'est étrange, je crois que j'aurai bientôt la même réticence que toi en ce qui concerne les voyages. Je n'ai pas à me plaindre de mon séjour, bien loin de là, mais les déceptions s'accumulent. J'étais, avant de partir, en liesse comme jamais à l'idée de contempler tous ces monuments, toutes ces splendeurs, tout cet héritage de l'ancien temps dont je m'étais déjà fait une haute idée au travers de mes lectures ; j'éprouvais la même liesse à la simple idée de fouler le même sol que tous ces empereurs, toutes ces armées, tous ces gens qui ont participé à l'édification de l'histoire japonaise. Pourtant, bien que je ne nie point la magnificence de ces constructions ou la dignité de cette population, mon enthousiasme premier retomba bien vite. Au fond, je me trouvais toujours sous ce même ciel, qui transpirait ses nuages tout au long du jour et exsudait d'infinies étoiles par tous ses pores une fois la nuit tombée. Les lieux de culture et de tradition manifestaient une certaine beauté, cela va sans dire, mais ils me donnaient l'impression de la hurler dans une plainte morbide et désespérée, comme un loup hurlerait sa douleur au beau milieu d'une forêt, le ventre ouvert et les tripes répandues sur le sol ; une fois le silence retombé, je n'y voyais plus que des ossatures vides, des sépulcres négligés dont les corps eussent été extirpés sans ménagement aucun. Il m'est d'avis que l'esprit humain est parfois une bien néfaste chose ; sans avoir eu aucune connaissance empirique d'un quelconque objet, il est capable de le parer d'un éclat démesuré, presque trop éblouissant pour un simple mortel, et de le doter de toutes les qualités imaginables (et parfois même inimaginables !), si bien que pour finir et sans que l'on ait pu s'en rendre compte, l'objet que l'esprit vient de créer est immensément supérieur à ceux tels qu'ils existent effectivement dans le monde et la nature, annihilant par conséquent toute ambition d'un quelconque dévoilement qui ferait de ces oeuvres d'art une voie ouverte vers l'absolu.

Qu'ai-je donc cherché à fuir en quittant la France pour venir prendre ces quelques jours de repos ici ? Quelle force eut assez d'empire sur mon être tout entier pour que je me décidasse ainsi à quitter mes frontières et traverser les océans ? Un malaise, une nausée qui me hantait sans jamais relâcher son étreinte, un dégoût constant pour tout ce qui m'entourait et me paraissait alors totalement dénué de goût et d'interêt. J'en étais même venu à croire que ma propre demeure et ses environs étaient finalement un foyer pour misanthropes, que ma perpétuelle solitude résultait plus d'une incompatibilité entre moi et le voisinage que d'une occulte prédestination. Preuve flagrante que les passions ne mènent qu'à l'erreur. Cet isolement, je le retrouve partout, où que j'aille, quoi que je fasse, et j'en viens en définitive à me demander si ce n'est même pas moi qui cours toujours vers lui plutôt que lui ne me rattrape là où je fuis. La foule m'intrigue, les hommes et leurs comportements me captivent, et je suis immanquablement fasciné dès que je découvre une personnalité singulière, comme la tienne ou encore celle de Kristolor. Pourtant, rien ne me répugne plus que de marcher à travers cette foule, de croiser le chemin de tous ces hommes, d'échanger des regards avec eux, et pire encore, de risquer de me faire héler et d'entamer une conversation ; rien, te dis-je, absolument rien ne suscite en moi tant d'angoisse et tant de répulsion, et ce malgré la valeur initiale que j'accorde à leur étude. Eussé-je dû choisir entre cela et marcher dans un bourbier empli de crapauds et de mygales sous les tentacules d'une nuit rutilante, la deuxième solution m'eût semblé amplement préférable. Les humains me terrifient, Aristide, et l'infâme promiscuité qu'offrent les avenues et boulevards des grandes villes m'est insupportable ; à choisir, je me plais grandement plus dans ces petites venelles sombres et abandonnées que personne n'emprunte, où notre seule compagnie reste l'écho de nos pas et les fantômes du désert urbain. Je pensais trouver ici une thébaïde délicate et heureuse ; je n'ai fait que déplacer cette roue d'Ixion à laquelle je reste attaché. Je continue à faire ces cauchemars éveillés dont je t'avais déjà relaté l'existence. Je suis dans mon lit, mon esprit parfaitement alerte mais mon corps totalement paralysé par le sommeil, et j'entends ces voix, je distingue ces formes ; ces voix terrifiantes me menaçant et parfois même augurant ma mort, ces formes sinistres qui rôdent et ourdissent leur attaque prochaine. Lors de ces moments, tout mon corps ne demande qu'à taillader ces formes d'un cri d'épouvante (car si je les entends, je ne puis moi-même plus rien prononcer qui soit distinct !), tous mes membres s'ingénient à atteindre la lumière pour que cesse ce spectacle macabre, et ce n'est qu'au prix d'invraisemblables efforts que j'arrive enfin à éclairer la pièce, tant mon corps est ankylosé et refuse de suivre les directives que lui impose mon esprit. Une fois, une seule fois je suis parvenu à distinguer clairement l'une de ces formes impalpables durant l'un de ces cauchemars, et cette figure hante mes pensées : une grosse araignée, Aristide, une grosse araignée à tête de femme.

Ainsi, dorénavant, la vie m'écoeure et le sommeil m'effraie. Je pense écourter quelque peu mon séjour, étant donné que l'oppression que subissait déjà mon coeur n'est ici soulagée en aucune manière. Attends-toi donc à me voir revenir dans les prochains jours. J'espère que tu te portes pour le mieux, mais surtout que tu n'as pas encore trop commis de ribauderies, afin que je n'aie pas à me préoccuper de régler tous les conflits que tu as provoqué dès mon retour. Tu as néanmoins mes embrassades les plus sincères."

Je relus et signai la lettre, puis la pliai avant de l'insérer dans une enveloppe que je laissai sur un coin de la table ; j'irais la poster le lendemain. Ayant absolument besoin de continuer à faire quelque chose, je fouillai fébrilement tous les papiers que je venais alors de remettre en ordre, puis tombai sur d'anciennes ébauches de lettres que j'avais envoyées, certaines allant jusqu'à dater de plusieurs années auparavant. Je reconnus instantanément l'une d'elles ; c'était une missive que j'avais rédigée pour la seule et véritable amante que j'avais eu, alors que celle-ci venait juste de me délaisser pour la première fois. Ce devait être il y a trois ans de cela. C'était une jeune tuberculeuse dont la maladie avait atteint un stade avancé, écartant tout espoir de guérison, mais dont la sensibilité, la grâce et la beauté naturelles, à peine entamées par l'avancement de la maladie, avaient su me toucher profondément et m'avaient lié à elle, en dépit de tous ses autres défauts et du sort qui l'attendait impassiblement. Sa condition de poitrinaire, l'affaiblissant de jour en jour, l'avait cependant poussée à rompre notre relation, me laissant dans un désarroi sans fond. Je me souvins parfaitement du soir où je composai cette lettre : la pluie tombant vivement au-dehors, une branche d'arbre frappant toujours et toujours, inlassable, sur le carreau de ma chambre, mes larmes contenues, mon attitude fièvreuse, ma main tremblottante, l'état de trouble et d'abattement complets dans laquelle je me trouvais. Je misais alors beaucoup sur cette missive, voyant en elle la seule occasion où, dans ma vie, mon prétendu talent de rédacteur allait véritablement pouvoir servir une fin estimable. Je la relus attentivement :

 "Te souviens-tu de ces jours où tu disais me voir comme un rayon de soleil dans une vie de noirceur ? Quels rayons éphémères alors ! Il suffit qu'un nuage s'obscurcisse et forcisse pour que leur trajet soit barré et qu'ils ne brillent plus du même éclat ! Je veux être plus que cela : je serai ton Astre, immuable et invincible, qui toujours t'illuminera, et qui vaincra chacune des obscènes choses qui tenteront d'entraver notre relation. Tu penses au futur et aux conséquences qu'il engendrera. Mais qu'en est-il du présent ? Est-ce pour cette raison que nous devrions pleurer chacun de notre côté ? Est-ce par peur du futur que nous devrions nous priver d'un bonheur certain ? Est-ce cette angoisse qui nous fait donc courber l'échine, à souffrir encore plus intensément de nos côtés respectifs ? Non, je ne saurai le permettre. Car je sais que tes sentiments étaient sincères, et je sais que c'est à cause de cela que tu voulais que l'on se sépare. Mais à quel prix ? Celui des larmes ! Je t'ai vu pleurer, oui, et ce fut là le spectacle le plus terrible auquel j'ai jamais assisté. Devrait-on continuer ainsi ? Les as-tu déjà oubliés, tous nos témoignages d'amour ? Sont-elles si lointaines, ces promesses ardentes sans cesse réitérées, ces doux transports, ces jaculations dès que nous étions tous deux réunis ? Eussions-nous frappé aux portes de l'Enfer, rien n'aurait entâché notre plénitude, puisque c'est à deux que nous eussions dû brûler pour l'éternité. Les gens m'effraient et n'ont servi qu'à mon malheur, car à chaque fois, je n'ai tiré que des souffrances de leurs désirs, de leurs conseils et de leurs actes. Mais sais-tu la chose qui seule puisse me rendre pleinement heureux ? C'est de t'accompagner, toi, dans ta chute. C'est uniquement au coeur de ton affliction que je trouverai le bonheur. C'est en restant auprès de toi autant que j'en ai le pouvoir, en te cajolant, en te soutenant, que j'éprouverai enfin ce qu'est la félicité. Tu dis que je ne mérite pas de vivre ce que tu vis. Mais même isolé et loin de toi, je le vivrai, et j'en souffrirai, car je suis viscéralement relié à ton être ! Mais la souffrance n'en sera, qui plus est, que plus intense ! Car à ce déchirement, il faudra mêler le chagrin causé par le regret : le regret de n'avoir point été près de toi. Le regret de ne pas avoir vécu avec toi ce que j'aurais voulu. Le regret de ne pas avoir été aussi proche de toi que ce que j'aurais désiré. Et je ne veux pas cela. Déjà, à l'heure qu'il est, toute sensation, toute joie m'a quittée. Je ne ressens plus rien, excepté la tristesse de ne plus t'avoir à mes côtés comme ce fut le cas il y a encore si peu de temps. Oublie tes doutes, oublie tes tourments, sèche tes larmes. Si ta tête fatigue, je t'offre mon épaule, pour que tu puisses l'y aposer. Si tes membres tremblent, je t'offre mes bras, pour t'y réchauffer. Si tu es triste, je t'offre mes yeux et mon corps, que je puisse partager ta peine et te permettre de te reposer sur moi. N'aie plus peur, ne doute plus. Car maintenant, je suis là. Aime-moi, et je me charge du reste. Et même après la mort, tu seras présente dans mes yeux, dans mon souffle, dans mon coeur, et tu vivras à travers moi ; je te promets l'éternité. Qu'importe si l'on m'arrache les yeux ! Qu'importe si l'on me transperce le ventre ! Qu'importe si l'on m'émascule ! Qu'importe si l'on m'arrache la langue ou qu'on me fracasse le nez ! Toutes les douleurs, je les braverai, et ce pour vivre à tes côtés. Car j'y ai réfléchi maintes et maintes fois, et à chaque fois, c'est la même conclusion : rien ne me rendrait plus heureux que de t'accompagner et de t'aimer. Et surtout, je m'étais prescrit un apophtegme : celle de te garder jusqu'au bout. Celui de te chérir, de te conserver, de veiller sur toi jusqu'à ce que le Destin qui nous guette nous sépare. Et rien ne me fait plus souffrir que de savoir que l'on m'empêche de tenir cette promesse. Tu es le plus beau don que l'on m'ait fait, et je suis contrit de voir que l'on me retire ainsi à toi. Il n'y a qu'avec toi que je me sente réellement vivant. Je sais qu'en définitive, il y a un coup à prendre. Mais il sera moins terrible que celui que j'encaisse ici. Car j'ai le temps de me préparer, et de me faire à cette idée. Et à la fin, je saurai que je n'aurai aucun regret ni aucun remords à avoir, car j'aurai profité de ton être autant que j'en aurai pu, car j'aurai été heureux durant tout ce temps, moi qui avant n'était que l'ombre de moi-même, et enfin car je saurai que j'aurais tout fait pour te combler. L'amour m'a rendu fort, et je suis prêt à affronter le futur. Cela ne m'exhorte qu'encore plus à croquer pleinement chaque moment que nous passerons ensemble, et à jouir du temps qui nous est imparti, sans se soucier de ce qui adviendra après. Ton jugement était peut-être irrévocable. Peu m'importe. Dussé-je me faire ruer de coups jusqu'aux os par tes membres en furie, je te serrerai dans mes bras. Dussé-je me faire mordre les lèvres jusqu'au sang et jusqu'à ce qu'elles soient arrachées vives, je t'embrasserai. Et si, après tout cela, je me trouve meutri dans une fosse, alors je continuerai de te chérir d'un amour platonique. Longtemps je t'ai attendue. Longtemps, j'ai rêvé de toi et ai espéré ta venue. Et désormais, je t'ai enfin trouvée. Alors je te prie, non, je te supplie de revenir."

Emplie de lieux communs, d'illusions de jeunesse, de répétitions, de tournures maladroites, cette lettre était loin d'être dénuée de défauts ; pourtant, je l'ai toujours gardée près de moi. Ces mots, ces mots écrits, là, par ma main, ces mots étaient les mots les plus sincères que j'ai jamais rédigé de toute mon existence, et cette soirée où je les inscrivis ici fut celle où j'éprouvai la plus violente ivresse, la plus véhémente nécessité d'exprimer ce que me dictait mon coeur. Aujoud'hui, je ne serais guère plus capable d'écrire ce genre de chose. La missive n'avait pas eu l'effet escompté. Non seulement ma demoiselle n'est pas revenue, mais qui plus est, elle est morte peu après. Ce fut la seule, la seule pour qui je fis une telle chose, et la seule qui sût m'offrir, même un court temps, son amour. Je reposai le document puis allai m'allonger sur mon lit. Contrairement à ce que j'avais pensé, le sommeil me prit bien vite, et dans mes songes confus, je crus voir ma tendre poitrinaire gambader en riant au milieu des cerisiers en fleurs.

Mercredi 14 avril 2010 à 19:04

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/TheodoreGericaultLeRadeaudelaMeduse.jpg

Le Japon est, à mon sens, le plus fascinant et le plus admirable de tous les pays. Son peuple s'y est développé à travers les âges par et pour lui-même, loin des sarments de la culture européenne, loin des grandes guerres de religion, loin des idéologies fondées sur la veulerie et la flagornerie, ne finissant par être touché par l'innommable peste industrielle qu'au cours du XIXème siècle, notamment lors de la restauration Meiji de 1868, fléau qui s'est répandu comme une sanie jaunâtre sur toute la tradition nippone. Quelques traces des anciennes merveilles japonaises restent néanmoins aisément décelables. Jusque durant la Seconde Guerre mondiale, un admirable code d'honneur était strictement respecté : les guerriers ne voyaient point de vie possible sans l'honneur, et le froid de la mort s'avérait être la seule alternative dès que l'opprobre s'abattait sur eux ; ils avaient fait de la pureté une exigence morale, de la loyauté à l'empereur un impératif, et leur rectitude était telle que l'abîme ne semblait rien comparée à une seule goutte de bile que l'on eût jetée sur leurs idéaux pour les ternir. Moeurs terribles mais dignes de louanges dans le même temps. Il existait entre ces hommes et leur empereur un lien spirituel et fort, bien plus fort qu'il ne le sera jamais entre les habitants d'une République et ces sycophantes modernes qui y font office de dirigeants. L'enchaînement qui règne au sein d'une République est infâme et honteux puisqu'il est indirect ; subreptice, il se louvoie sournoisement dans l'ombre des prétendues libertés accordées pour mieux nous étouffer au moment voulu. Au contraire, le commandement imposé aux japonais est clair et direct, car bien évidemment l'empereur possède le statut d'une quasi-divinité, ce qui induit de lui porter une obédience ainsi qu'un dévouement totaux. Ce peuple accordait une importance primordiale aux rites, aux traditions, et c'est en cela qu'il était le plus vertueux de tous ; ils n'obéissait point à la loi par contrainte, c'est-à-dire en tant que joug extérieur et mû par la crainte de subir la sentence de la justice, mais bien par obligation, obligation qui est intérieure, un impératif moral. Désobéir, ce n'est pas uniquement pour eux aller à l'encontre de simples lois et subir un châtiment corporel, mais bien se dresser contre la volonté divine et le bien commun, et s'exposer ainsi à une ineffable honte, à un déshonneur infini, même s'il n'y a aucun témoin pour dénoncer ensuite son geste. Nulle turpitude n'était plus laide que celle d'avoir désobéi. Or, les démocraties actuelles, dans leur fringale d'universalité et de modernité, ont tendu à supprimer tout ce qui se rapportait aux coutumes traditionnelles, pratiques avant tout affectives et culturelles qui entraînaient la vertu dans leur sillage, pour tenter d'imposer une nouvelle vertu qui serait présente dans les institutions auxquelles tout citoyen devrait avoir l'impression de participer. Ainsi l'Etat impose ses desseins en tant que contraintes, et l'individu ne ressent plus la moindre dignité à les suivre, ni aucune gêne à briser les lois : à cause d'Etats rejetant toute conception animiste de l'homme et ne considérant ses citoyens que comme moyens à leur développement, l'homme est redevenu amoral et a perdu tout repère spirituel intérieur.

Mais trève d'exposés historiques et de théories politiques. Si je suis parti en voyage au Japon, c'est justement pour échapper à toutes ces froides réflexions et me plonger quelque peu dans des contemplations qui se font bien trop rares en France. Kristolor, toujours désireux de nouvelles expériences et de perambulations exotiques, eût vraiment apprécié accomplir ce séjour à mes côtés, mais des difficultés l'empêchèrent de partir ; quant à Aristide, l'idée même de quitter les frontières nationales lui firent hérisser tous les poils du corps. Qu'importe ! Seule la solitude permet à l'âme de se recueillir pleinement dans un silence respectueux et apaisant, et seule l'absence de compagnie donne l'occasion de jouir de l'extase que procure la vue des magnificences de la nature et des vestiges traditionnels de ce pays. Toute influence extérieure eût pu m'être néfaste en cette quête profonde, en ce que la contemplation est purement subjective ; ce n'est qu'en voyant un être seul que tous les détails d'un tableau naturel, si pudibonds à l'accoutumée, reprennent courage et se compénètrent ensemble, allant même jusqu'à sembler appeler l'esprit contemplatif à les dénuder ; à l'instar d'une femme qui consent à se dévêtir uniquement devant l'élu de son coeur et y prend plaisir, ce n'est que devant un individu dépourvu de tout interêt égotiste et sachant porter son esprit au-delà des illusions que la nature accepte de bonne grâce de se dévoiler, et de révèler son essence éternelle jusqu'alors occultée. Les plantes, extrêmement diverses dans leurs formes, s'offrent à nos sens et à notre perception, comme si elles nous sollicitaient de leur propre chef à les contempler, comme si elles espéraient trouver en l'individu une manière d'exister en étant connues, ces êtres organiques ne pouvant se connaître eux-mêmes. Je me trouvais alors devant un petit parc en périphérie de Tokyo où s'offraient à mon regard des cerisiers fleurissants ; le soleil zéphyrien et les brises du printemps leur offrait les conditions optimales de leur épanouissement. Les fleurs arboraient une teinte rosée encore timide, légèrement pâle et lactée, qui contrastait avec le vert marqué d'une herbe déjà grasse ; sous les blandices du vent, elles donnaient l'impression d'entonner toutes ensemble une sorte de cantilène religieuse, leurs pétales vibrant furtivement comme le palais d'un moine psalmodiant avec dévotion sous l'ombre d'un monastère isolé ; se détachant parfois des branches, elles poursuivaient dans l'air un chemin empli de courbes et d'oscillations, allant ça et là autour de leur tronc originel, venant et revenant, incertaines encore de la route à suivre, à l'image de jeunes ballerines entamant timidement les mouvement de leur première représentation ; et parfois l'une d'elles, plus brave que les autres et prenant de l'assurance au fil de ses agitations folles, allait s'aventurer plus loin, au-delà des limites du parc, comme si ces dernières invitaient justement ces gracieuses étoiles à quitter leur foyer natal et à partir par-delà leur paisible quotidien, et finissait par se perdre parmi les flots incessants d'une population pressée, dans le gris et la froideur moderne de la sylve urbaine. Les si belles promesses que semblaient trompeter avec ardeur les barrières du parc s'évanouissaient alors au sein des vrombissements de moteurs, des rues tortueuses et des lumières artificielles.

Il était fascinant de voir à quel point le contraste était brutal lorsque le regard, d'abord fixé sur la splendeur de cette scène de renaissance naturelle, notre esprit parvenant non seulement à saisir pratiquement et à cet instant précis l'image ineffable d'une partie de l'essence même de la nature qui se dévoile, mais aussi à laisser l'imagination se mêler à sa contemplation - nous plongeant alors dans une agréable rêveire éveillée -, lorsque ce même regard donc, après avoir admiré tout cela, finit par revenir sur les éléments monstrueux de la ville, chose brisant immédiatement la moindre bribe de songe, ne laissant en nous qu'une vague sensation de mélancolie et de dégoût. J'avais eu dans ma prime jeunesse une expérience analogue à celle-ci. Lorsque je n'avais pas même encore atteint l'âge de raison (il ne me semble pas que j'eusse alors dépassé les dix ans), mon père m'avait amené à une expédition au Groënland, où lui et des amis officiers espéraient se changer les idées en explorant les vastes forêts nordiques ou en naviguant entre les côtes escarpées des fjords immenses. Nous avions pénétré la toundra et nous étions arrêté à un petit village - dont le nom m'échappe aujourd'hui totalement - pour y passer la nuit. Ne trouvant nul plaisir à passer toute la soirée aux côtés de mon père et de ses camarades, qui se livraient alors à ce que je jugeais être des conversations ennuyeuses de grandes personnes - je n'eus pas prêté plus d'attention s'ils avaient tenté d'établir les différences entre la petite mort post-coïtale et le petit coït post-mortem -, je m'étais éloigné des abords du village, errant mollement parmi les maigres arbustes. Or, il m'avait paru entendre, depuis plusieurs minutes déjà, une sorte de bruissement lointain, accompagné de râles presque imperceptibles ; phénomène d'autant plus étrange que le blizzard ne soufflait pas à ce moment-là, et que j'étais persuadé être le seul être humain à flâner hors du village. Je continuai donc mes pérégrinations de jeune aventurier. Plus pour très longtemps. D'un coup, un bruit tonitruant, un hurlement grave, des échos rapides et continus. Je me retourne, puis reste pétrifié. Du haut des collines enneigées avoisinantes, un ours polaire était subitement apparu, et fonçait désormais tête baissée en ma direction. J'appris ensuite que c'était un mâle de quasiment sept cent kilos et mesurant un peu plus de deux mètres et demi de long. Mais sur le moment, aucun chiffre ni aucune mesure ne me semblait digne d'interêt : tout ce que je voyais, tout ce qui me préoccupait, c'était une montagne de muscles, de crocs et de poils qui se précipitait sur moi, dans une charge d'une violence insoupçonnée jusqu'alors. Chacun de mes mebres était comme pétrifié ; la seule chose que j'étais en mesure de faire, c'était de demeurer immobile, dans la même position, sans même penser à tourner les talons et à fuir, et à rester captivé sur ce spectacle qui se donnait à moi. Je ne voyais plus devant moi, dans ce jeu magnifique de chairs, qu'un typhon d'hostilité et de force triomphante de tout obstacle, et sachant toutefois que cette puissance colossale était dirigée toute entière contre moi, l'intensité de la scène détruisit en moi tout sentiment de peur ainsi que toute réelle volonté et ne produisit qu'un état de contemplation muette, quasiment ravie. Pour la première fois de ma vie, je faisais l'expérience du sublime, de ce sublime qui perturbait impérieusement toutes les facultés de ma raison et de mon vouloir. Puis brusquement, tout aussi brusquement que la bête était apparue, cette masse furibonde qui se déplaçait avec tant de vivacité et de lourdeur en même temps, son pelage blanc fumant et chacune de ses foulées créant dans une secousse une marque profonde dans la neige, stoppa d'un coup sa course et chut de tout son poids. La vitesse que l'ours avait atteinte était telle que même une fois étalé à terre, son corps glissa sur plusieurs mètres avant de s'arrêter définitivement, à quelques pas seulement de l'endroit où je me tenais. Ne bougeant pas immédiatement, je pus entendre au loin, en direction du village, le bruit des hommes qui, s'étant rendus compte qu'un tel animal avait fait irruption, commençaient à se diriger de notre côté ; seulement alors je m'approchai du cadavre pour l'examiner plus méticuleusement. Je pus constater qu'une partie de son flanc était ensanglantée, et que ses entrailles apparaissaient légèrement en trois points distincts : sans nul doute un chasseur inuit lui avait-il tiré dessus lors d'une escapade, raison pour laquelle la bête agonisante et enragée s'était d'ailleurs approchée si près des humains et avait attaqué sans motif bien clair. A ce moment précis, l'illusion qui s'était si finement tissée auparavant disparut d'un coup ; ce n'était plus une force grandiose et indomptable qui se dressait face à moi, prête à surmonter toutes les digues et à soumettre toute opposition - si véhémente fût-elle -, c'était désormais la simple carcasse d'un gros bestion, déjà pourrissante de l'intérieur et en passe d'être prochainement dévorée par la vermine, qui reposait ici sans vie et sans éclat, blessée à mort par les immondes techniques de massacre inventées par les hommes et contre lesquelles la nature expirante ne parvenait plus à réagir effectivement. Les adultes arrivèrent. Les autochtones encerclèrent l'ours gisant, en piaillant dans une langue inconnue. Mon père et ses amis se tenaient près de moi, prononçant également des paroles que je ne parvenais à saisir. Je pus juste intercepter deux mots que proféra l'une de ces hautes silhouettes : "Pauvre gamin". Fort heureusement pour moi, il était loin d'avoir raison.

Il m'apparut, après ces considérations et après cet épisode des cerisiers en fleurs, que non contente d'avoir tiré l'homme d'une animalité paisible pour des raisons tenant prétendument à sa sécurité et à son développement moral, l'association des hommes sous tutelle étatique avait plus que jamais rendu ces derniers immoraux - bien différent de la naturelle amoralité - et horribles. Désespérément horribles.

Mercredi 31 mars 2010 à 22:51

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/NoelNicolasCoypelLenlevementdEurope.jpg

Après que cette brusque souvenance se fût dissipée, et me rendant compte que cela faisait plusieurs longues minutes que j'étais resté dans mon fauteuil sans esquisser le moindre geste, je ne pus m'empêcher de secouer paresseusement la tête avant de saisir mon verre d'absinthe et de le vider d'un seul trait. Presque immédiatement, j'en ressentis les effets chaleureux et enivrants, comme si la Fée verte m'eût touché de sa baguette de jade ; il faut dire que le volume d'eau que j'avais versé était en quantité inferieure à la normale, pareillement que le morceau de sucre alors déposé sur la cuillère à absinthe, elle-même placée au faîte du verre, chose permettant à la plante d'exhaler pleinement ses arômes, comme un jeune enfant ne devenant lui-même qu'une fois que ses parents se soient absentés. Désormais détendu, je pris l'un des cigares entreposé dans une petite boîte dorée, en sectionnai l'extrémité et entrepris de le fumer, tirant de généreuses bouffées de tabac. Les volutes que formaient l'horrible substance que j'expirais semblaient dessiner, dans la pénombre environnante éclairée par les flammes espiègles de la cheminée, des corps nus de femmes qui s'entrelaçaient dans un ballet lascif, embrassant et caressant leurs peaux dont la carnation exprimait une translucidité opaque. Soudain, un bruit métallique, dans le fond de la salle. La porte s'ouvre. C'est Kristolor ; il se dirige vers moi, prend place sur un siège proche, puis regarde fixement la sarabande du feu, ses pensées brumeuses totalement fermées sur elles-mêmes, comme un loqueteux eût observé en secret une farandole de gens heureux. Connaissant parfaitement la personnalité du personnage, je n'eus aucun mal à savoir que malgré son attention portée sur les modestes flammèches qui se présentaient devant lui, un brasier bien plus intense serinait encore en lui-même les désirs amoureux les plus extravagants. Puisqu'il semblait bien plus préoccupé par ce fléau que toute autre chose, je décidai le premier de rompre le silence, tout en sachant néanmoins qu'aucune de mes paroles ne lui serait d'un soutien quelconque.

"- Sais-tu, Kristolor, qu'il n'y a rien qui aille tant à l'encontre des lois naturelles qu'une passion amoureuse durable ? L'homme a longtemps cru voir en la nature des exemples manifestes de bêtes décidant de s'établir ensemble afin de procréer puis de participer à l'élevage conjugué de leur progéniture. De telles images lui procurèrent un modèle idéal, une règle à suivre à dessein de fournir à autrui l'idée d'une grandeur d'âme et d'une loyauté réciproques, et de prodiguer la meilleure éducation possible à leur descendance. Quoi de plus abominable ? Quoi de plus importun et de plus castrateur pour l'originelle liberté dont chacun a le droit total et légitime de jouir ? De récentes études scientifiques ont définitivement aboli de telles croyances, et il est commun chez tous les animaux d'aller tromper leur partenaire, de partir à la recherche d'un procréateur bien plus apte à fournir des rejetons d'une meilleure constitution et plus capables de survivre au milieu d'une nature hostile et dangereuse. Il en est de même pour l'homme : sa conscience profonde lui dicte de choisir le meilleur partenaire possible selon des critères bien établis et définis pour que sa descendance soit physiquement forte et agréable à la vue, et donc idoines à se reproduire à leur tour de manière optimale. Les aspirations familiales et pérennes sont bien l'une des plus grandes calamités qu'ait apporté l'établissement des hommes en société, rien de plus.

A peine eus-je achevé mon discours qu'une moue se forma sur le faciès de mon jeune ami, lui qui il y a quelques minutes encore adoptait une posture si marmoréenne, d'autant plus mise en valeur par l'ombrage ondoyante du feu de cheminée, ce qui donnait aux traits de son visage l'allure d'un masque du théâtre grec antique ; j'eus d'ailleurs l'impression d'être une sorte de Pygmalion qui, par l'ouvrage de son art, serait parvenu à donner vie à ce qui n'était alors qu'une statue d'ivoire. Ce réveil était tout à fait l'effet que j'escomptais, et ma nouvelle Galatée éleva enfin la parole.

- Toujours cette conception aussi animaliste et réductrice des passions humaines. Enfin, Romaric, ne veux-tu pas ouvrir les yeux ? L'homme demeure certes un animal, mais qui diffère du monde des bêtes en ce qu'il possède cette capacité à se projeter dans l'avenir, à réfléchir sur sa propre existence, à s'extirper de sa condition première et primitive - et donc naturelle - qui fait toute la grossièreté bestiale. Si les membres de toutes les autres races sont voués à coïter bêtement avec l'autre sexe pour qu'ensuite le mâle parte et laisse la femelle seule élever son petit jusqu'à ce qu'il puisse vivre indépendemment de toute aide extérieure, l'homme possède en lui la capacité de surmonter cette fatalité. L'être humain, même au coeur du plus pur état de nature, contient en lui des germes de sociabilité, et seule la vie sociale - et surtout sentimentale - lui permettent d'accéder à cette chaleur, cette tendresse, cette complicité, ce sentiment de protection et de proximité auquel il aspire intérieurement en toutes circonstances. D'autant plus que je dissocie l'amour de la passion, elle-même infiniment supérieure au désir le plus basique. L'amour éprouvé pour une femme, chose qui dépasse toute autre passion existante, c'est éprouver le sentiment qu'elle seule puisse combler un certain manque en nous, comme si elle était d'une nécessité impérieuse à notre survie ; c'est ressentir l'obligation intérieure de lui plaire par tous les moyens, de faire en sorte qu'elle ne voie que nous, sous peine d'éprouver la plus vive et la plus lancéolée des afflictions ; c'est sortir hors de soi, vivre par elle et pour elle, comme si notre souffle dépendait du sien. Et surtout, c'est espérer un bonheur infini et indéfectible uniquement par la possession de cet être si cher à notre coeur. L'amour est la plus haute et la plus auguste expression du désir d'absolu persistant en chacun des hommes, voilà ce qu'il est.

- Oui, j'entends bien que l'amour est initialement une pulsion vers cet absolu que tu me décris, et tu as d'ailleurs tout à fait raison de distinguer la passion de l'amour. Mais si je puis me permettre, la conception de l'amour que tu m'avances est erronée, et l'absolu auquel tu aspires n'est rien de plus qu'une pâle chimère qui se profile à plusieurs galaxies de distance. Certes, l'on s'imagine tout d'abord monts et merveilles lors du début d'une passion, et l'on voit dans l'autre le seul et unique fondement de notre bonheur à venir, celui-ci allant même jusqu'à devenir la condition sine qua non de notre propre existence. Mais pour aboutir à quoi ? Il faut que tu saches, Kristolor, que cet élan premier a tôt fait d'être déçu ; car bien vite, la routine s'installe, les habitudes prennent le dessus, la tristesse et la fadeur remplacent la joie et le goût de la passion. On se rend alors compte que cet absolu que l'on croyait si proche n'est finalement pas de notre monde, et que cette divine allégresse dont on se délectait jusque là n'a pas supporté les assauts du temps, qui l'ont gâtée par des croûtes de moisi et une odeur rance, comme le meilleur des mets finit inexorablement par pourrir. Cette illusion d'un amour immuable et vérace n'a d'ailleurs pas toujours habité les coeurs humains, ne remontant qu'aux alentours du moyen-âge, où elle fut chantée par les ménestrels, par le biais du mythe de Tristan et Iseult par exemple, ou n'importe quel roman de chevalerie, comme Amadis de Gaule ou Tirant le Blanc. Ce que l'on nomme amour sans forcément rien y connaître, ce n'est pas cette impulsion naturelle vers cet absolu mensonger, mais bien l'habituation une fois accomplie, c'est-à-dire la prise de conscience que la passion fougueuse et les jaculations endiablées d'autrefois ne seront plus jamais accessibles avec le partenaire choisi, et ce par aucun artifice, que ce soit par les voyages, les expériences nouvelles, les folies de jeunesse renouvellées, les pratiques sexuelles exotiques ou je ne sais quoi encore. C'est le fait d'admettre que la passion est dorénavant remplacée par une tendresse quotidienne. L'amour est cet attachement légèrement terne qui parvient toutefois à durer à travers les embûches du temps, et il est ainsi le plus haut et le plus incontestable renoncement à l'absolu qui puisse exister.

- Mais... Romaric ! Ce que tu dis là, c'est épouvantable !

- Et pourtant, je n'en ai pas encore fini. T'es-tu déjà demandé une fois quelles étaient, non pas les effets ou les causes, mais bien les origines mêmes de cette passion primaire ? Laisse-moi t'expliquer ma vision des choses qui, je le pense, s'approche bien plus de la vérité que tes opinions jeunes et exaltées. Vois-tu, le plus haut dessein de l'homme durant sa vie, bien plus important encore que de jouir étourdiment des plaisirs qui se présentent à lui ou encore de ne rien faire - chose qui, tu l'avoueras, sait en affriarder plus d'un, mais bien de perpétuer sa propre espèce, d'assurer la survie de sa race, chose qui passe par le travail individuel de tous, travail qui concourt donc au bien général. Les signes de cette inclination individuelle se trouvent en chacun de nous, par exemple par les manifestations de pitié, où un membre de l'espèce reconnaît dans le mal d'autrui un mal qui pourrait lui arriver et fait donc tout pour stopper ce mal et s'assurer que, si un tel tourment venait le frapper, d'autres membres pourraient également venir à son secours : c'est là l'un des sentiments les plus naturels et les plus nobles qui existent, et cela, Rousseau ou Schopenhauer l'ont parfaitement compris. Mais la manifestation la plus limpide de ce dessein demeure dans la priorité absolue que se donne tout individu de s'adonner à l'acte de reproduction ; cet absolu auquel tu pensais authentiquement aspirer n'est en réalité que ladite priorité absolue de perpétuer son espèce. Je te parlais tout à l'heure des femelles animales, qui cherchaient sans cesse un reproducteur assurant une postérité forte et capable ; il en va de même pour les humains, et celui pour qui un être éprouvera cette illusion d'amour sera celui qu'il considérera comme le plus à même de fournir une géniture disposant d'une bonne constitution et d'autres qualités. De cette manière, les membres cacochymes, maladifs ou handicapés n'ont aucun succès auprès des femmes, puisqu'ils ne présentent aucun des atouts nécessaires à une descendance en bonne santé, à contrario des membres jeunes, forts, beaux et sociaux. D'ailleurs, ce qui nous fait languir et nous émeut dans les grandes histoires inventées ou les pièces de théâtre, lorsqu'il est question d'amour, n'est-ce pas, par l'union improbable de deux êtres, leur triomphe sur les interêts personnels des autres, et ainsi le triomphe du bien de l'espèce ? Pense un peu au vieux dicton des contes de fées : "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Et parallèlement, dans les grandes tragédies, ce qui nous blesse et nous affecte, n'est-ce pas ce désir de triomphe stoppé et empêché par quelque incident pernicieux, entrainant la séparation ou la mort des deux amants ? "Roméo et Juliette" en est le meilleur exemple, et Shakespeare est l'un des auteurs les plus éminents qui soient . Il n'y a d'ailleurs rien de plus égoïste que d'aller s'amouracher de quelqu'un et de tenter de le séduire, puisque toute action est accomplie en vue d'une fin, et que cette fin est ici l'espoir d'une action d'autrui qui nous soit bénéfique pour nos désirs intérieurs, et que pareillement, le regard que porte sur nous l'être aimé nous donne une sensation gratifiante, l'impression d'être le meilleur des hommes et d'avoir été choisi parmi tous les autres hommes, en ce qu'en nous choisissant, il a ensemencé en notre esprit l'idée du plus illustre des honneurs : celui d'être son générateur. D'ailleurs, lors de la recherche de cet être aimé, comme tu le nommes, la primauté est donnée à notre soif charnelle, et donc aux propriétés physiques d'autrui, et non pas à ses vertus morales ou je ne sais quoi encore, et ce ne sont pas les exemples qui manquent pour corroborer mes dires : les mariages forcés, les relations pour de l'argent, les viols, les aventures d'un soir, le libertinage, le profit d'un corps par l'abus de drogue ou d'alcool, et je te passe le reste de la liste. Dur tableau pour les candides éperdus, n'est-ce pas ? Pour finir, sache que des études scientifiques sérieuses ont prouvé que ton illusion d'amour telle que tu me la dépeignais, en tant que pulsion vers un absolu, ne dure qu'au maximum trois ans, avant de s'amenuiser puis de péricliter définitivement.

- D'accord, d'accord, c'en est assez, souffla un Kristolor qui semblait quasiment à bout de nerfs. Je vois que tu as une opinion bien ancrée, qu'elle soit légitime ou non, et que tu t'es arrangé pour trouver assez d'arguments pour soutenir ta thèse sans ciller. D'accord. Mais dis-moi alors une chose. Si l'amour n'est que ce désir caché de perpétuer son espèce, et si toute attirance vers un membre de l'autre sexe se base uniquement sur des critères physiques, comment expliques-tu que chez certains, une telle passion ne naisse qu'après plusieurs mois, voire plusieurs années ? Et de la même manière, comment se fait-il que certains entretiennent des relations purement amicales durables, sans aucun désir latent ?

- Oh, mais ça, c'est très simple !

Nous tournâmes simultanément la tête. Aristide venait d'entrer d'un pas léger et se dirigeait vers nous, sans aucunement remarquer la gravité des traits de mon jeune ami. Il se jeta sur l'un des fauteuils avec une souplesse toute féline, puis se dodelina quelques secondes d'un air satisfait, à la manière d'un félin qui se roulerait dans un tapis d'herbes grasses après un bon repas. Une fois qu'il eût fini cela, il prit un verre, se versa un fond de brandy, et continua sur sa vive lancée.

- Vois-tu, jeune homme, si une passion semblable finit par faire florès après un si long temps, c'est uniquement parce que l'individu en question n'a plus de proies potentielles dans son entourage, et que faute de mieux, il se concentre sur la femelle la plus encline à satisfaire ses instincts animaux et qui soit dans sa société, comprends-tu ? Car au fur et à mesure que les meilleurs membres du beau sexe sont pris par les mâles dominants, ou du moins ceux qui apparaissent tels auprès d'elles, ledit individu va restreindre ses choix et baisser dans la hiérarchie, pour finir par prendre ce qu'on daigne lui laisse, ou encore ce qui daigne s'offrir à lui, en ce que l'on obtient finalement juste ce que l'on mérite. Et pour ce qui est des amitiés, ce ne sont là que des inventions de femmes, qui veulent se rassurer des idées émises par les hommes comme Romaric, qui sont plus nombreux qu'on ne le pense souvent, pour peu que l'on se donne la peine de les chercher. Les relations entre membres des deux sexes seont toujours ambigües, quoi que l'on en dise, et les mâles voient toujours dans toutes les femelles une partenaire potentielle, tandis que les femmes voient dans certains individus un pur moyen de se sentir intéressantes et réconfortées en leur racontant incessament leurs aventures et leurs malheurs : et ce sont ces individus que l'on nomme des laquais. Il faut savoir s'éloigner un peu de la doxa et voir la réalité en face, plutôt que de se complaire dans des opinions emplies de puritanisme et de morale bourgeoise. Cigarette ?

A peine eut-il tendu son paquet que Kristolor se leva sans proférer une seule parole et quitta la pièce à grandes enjambées, avant de refermer la porte d'un geste sec et raide, sérieusement échauffé par les sentences gratuites et arbitraires - j'étais moi-même disposé à le reconnaître - d'Aristide ; les flammes courroucées qui crépitaient dans son intériorité profonde ne pouvaient plus supporter une telle épreuve, comme si son âme, hurlant sous la géhenne, se trouvait d'un coup trop étroite dans le corps du jeune homme pour vivre sans lui infliger d'atroces souffrances. Aristide se contenta d'hausser les épaules et d'allumer sa cigarette. La fumée qui s'exhalait de sa bouche, d'un blanc plus marqué et plus voluptueux que celui de mon cigare, allait se mélanger à celle de ce dernier dans les hauteurs de la pièce. Après un court temps de silence, il se tourna vers moi d'un geste svelte.

- C'était le jeune Kristolor Rethrew dont tu m'avais déjà parlé, non ? Celui est né d'un père anglais et d'une mère allemande ? Eh bien, comme quoi, l'union d'une race de commerçants avec une race de philosophes peut donner naissance à des spécimens particuliers. Il me fait penser à un fragile poète romantique. Bon, plus proche des premiers Allemands que des romantiques français, certes, mais tout de même."

Malgré son ton distrait que je ne pouvais pas totalement cautionner, je ne pus m'empêcher de sourire à ses plaisanteries. En tout cas, la cohabitation avec mes deux amis s'annonçait des plus difficultueuses.

Lundi 28 décembre 2009 à 22:46

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/AlexandreCabanelOphelia.jpg

Le temps passait, et le sommeil ne venait toujours pas. A croire qu'elles sont toujours bien inaccessibles, les choses que les hommes s'ingénient le plus à rechercher. Bien éveillés désormais par nos discussions animées, Kristolor en arriva au sujet de mon habituel pessimisme concernant les choses du monde, et notamment à la manière que j'avais de dédaigner les affaires que le reste des hommes tenait pour graves et importantes. Ses paroles me piquaient d'autant plus que, loin de me gourmander cérémonieusement, il s'en tenait dans son discours à un style très taquin et léger. Désireux d'aller à l'encontre de ses arguments, je lui opposai alors cette tirade :

"Je t'entends souvent dire à mon sujet, Kristolor, que je suis d'une placidité parfaite, et que mon flegmatisme n'a d'égal que ma causticité. Même si j'admets que cela peut être vrai dans une certaine mesure, tes propos sont néanmoins à nuancer grandement, si je puis me permettre une telle correction : car il est des sujets qui savent me toucher à coeur, et dont les spectacles ne me procurent qu'une seule envie, celle de me crever les yeux pour ne plus jamais avoir à subir de tels tourments. Figure-toi qu'il y a quelques temps, tandis que Noël approchait à grandes foulées, je parcourais dans un magasin les rayons consacrés aux belles-lettres et aux arts en général ; non pas pour offrir un quelconque cadeau à l'une de mes connaissances, comme tu peux bien l'imaginer, car non seulement j'achète toujours bien plus en fonction de mes goûts et de mes désirs qu'en accord avec ceux d'autrui, mais aussi car je crains irrépressiblement que le futur acquéreur ne parvienne à capter toute la substantifique moëlle du don que je lui fais, et considère ce même don comme un pur objet de distraction, là où je vois bien plus en icelui. Bref, éloignons-nous du sentier de cette digression intempestive et reconcentrons-nous sur l'histoire dont il est ici question : j'arpentais donc les étagères et étalages, feuilletant quelques recueils, cherchant des réussites nouvelles, exhumant d'anciennes oeuvres jusqu'alors enfouies au fond des salmigondis que formaient les amples piles de livres. J'en étais venu à consulter un ouvrage dédié au peintre de la Haute Renaissance Raffaello Sanzio, duquel Delacroix même disait que son simple nom rappelait à l'esprit tout ce qu'il y a de plus élevé dans la peinture, et m'étais perdu dans une paisible contemplation de ses peintures religieuses, dont le dessein était - approximativement, car je suis loin d'être un érudit en la matière - de mener l'esprit du spectateur jusqu'à l'idée de Dieu, et ainsi à une plénitude et une béatitude infinies, notamment par ses représentations de la Vierge ou encore de la Transfiguration. Et comme c'est toujours lorsque l'on est le plus quiet que surgissent les plus insupportables épreuves, je pus à ce moment être le témoin d'une scène des plus hideuses.

Une harde bruyante venait de surgir d'entre les étalages et se dirigeait vers le lieu où je me tenais sur mon séant. Considérant les goguettes qu'ils se lançaient les uns aux autres - je ne les entendis pas distinctement, mais pouvais aisément deviner que celles-ci étaient très gargantuesques, avec des sujets à l'image de la recherche du meilleur torchecul imaginable - et la manière qu'ils avaient de fureter tous les coins et recoins du magasin, je pus rapidement déduire que cette triste assemblée était composée des gens de la pire espèce : celle qui, ne sachant quoi offrir à leurs proches lors des fêtes de Noël, s'en va stridulant et hennissant dans toutes les boutiques concevables, afin de dégoter un éventuel bibelot ou une curiosité à laquelle ses suppôts ne connaîtraient absolument rien, mais qu'ils prendraient tout de même pour son interêt esthétique ou décoratif, faute de mieux. Présente à la vue de ceux-ci une breloque quelconque, argue qu'il s'agit d'une antiquité brésilienne de Chine réalisée par un chaman kenyan, expose succintement sa signification, et ils te l'achèteront avidement, toujours avec cette étincelle de crétinerie pétillant en leurs yeux. L'appât du matériel sait réduire à néant son essence cachée. Mais je m'éloigne de nouveau ! Cette compagnie, donc, commença à se disperser, chacun de ses membres allant chasser solitairement la meilleure affaire. De la place où je me tenais s'approcha une sorte de maritorne lunetteuse, dont la laideur de visage et la mochardise des vêtements ne comblaient pas, hélas pour madame, cette gaucherie naturelle qui se dégageait d'elle. Elle se dirigea ainsi, pantelante, au même étalage que moi, et triturant négligemment tous les objets s'offrant à ses doigts, elle finit par agripper un ouvrage que je reconnus aussitôt. Il s'agissait en effet d'un recueil de deux albums de Kitagawa Utamaro, dont le raffinement du dessin et la finesse incomparable de la gravure polychrome fait de celui-ci l'un des chefs-d'oeuvre les plus incontestés de l'estampe japonaise. Et pour que tu saches à quel point j'admire son travail, Kristolor, et que tu saisisse l'incroyable hideur de la scène à suivre, il faut que je t'en brosse un rapide portrait. Ces deux albums, réalisés durant le XVIIIème siècle, et auquels s'ajoutent d'anciens textes et poèmes d'époque, présentent une sorte d'encyclopédie, une collecte résultant d'une passion véritable, et illustrent deux mondes alors vierges des souillures de l'humanité : celui d'en-bas, des bêtes grouillantes et rampantes, et celui d'en-haut, des bêtes insaisissables et volantes. Deux mondes du fugace également : quoi du plus fugitif que la vie d'un papillon juste sorti de son cocon ? Quoi de plus passager que le vol d'une hirondelle passant au-dessus de nous le temps de quelques secondes ? L'essence précaire de toute chose terrestre est ici exemplifiée par ces êtres de la glèbe et de l'éther. Enfin, Utamaro montre et démontre l'être de ces bêtes : toute la beauté et le mystère ici dévoilés procurent quelque chose de fantastique à ces gravures. Nous ne faisons pas que voir des bêtes particulières et bien peintes, nous accédons au récit que conte la nature à l'artiste, au monologue des bas-fonds, au soliloque des cieux ! Allez, je pense que c'est assez pour la présentation. La maritorne, comme je te le disais, s'empara du recueil et fit coulisser les deux albums hors de la boîte de carton blanc qui les contenait. Et l'on eût dit, suite à cela, que la maladresse la plus pure se manifestait en cette femme ; l'horrible exhibition débuta. Malgré la note de l'auteur insérée en première page, elle ne comprit pas que les pages de ces oeuvres étaient en accordéon, et tordit douloureusement celles-ci avant d'en comprendre l'ingénieux - semblait-il - fonctionnement. Puis elle en observa rapidement l'intérieur d'un oeil hagard et vide de toute intelligence, mais elle s'évertuait pourtant, malheur ! Elle s'évertuait à pinçer froidement les pages et à les tourner dans un bruit sec et cruel. Elle profanait ce monde de l'éphémère, en lui imposant des lésions éternelles. Sa balourdise donnait l'impression d'écraser les insectes, de tordre le cou des reptiles, de rompre les ailes des oiseaux ; une seule vandale était parvenue à mettre à sac ce temple sacré renfermant plusieurs siècles d'histoire de l'art sino-japonais. Mais le comble de la barbarie fut franchement atteint lorsque, ayant jugé inepte la chose qu'elle tenait entre ses mains, elle tenta de remettre les deux albums en leur boîte d'origine ; car ne parvenant pas à les y insérer convenablement, chose pourtant très facile pour toute personne possédant deux mains et un cerveau en état de fonctionner, elle força par grand coups brusques et violents, abîmant ainsi la fragile boîte de carton blanc. Vois-tu, je crois avec ferveur à la consubstantialité existant entre l'auteur d'une oeuvre et son travail ; pour moi, une production artistique renferme en elle l'âme de son auteur, elle est une promesse d'immortalité, une manifestation de la volonté de son créateur, qui lui a donné vie et vit à travers elle après sa mort ; produire une oeuvre reconnue par la postérité, c'est l'assurance d'exister sempiternellement. Or, en brutalisant son oeuvre, cette mégère a commis pour moi la pire des atrocités : c'est comme si elle avait sorti le cadavre d'Utamaro hors de sa tombe pour le violer. En étant témoin de cela, je pouvais distinctement sentir le sang bouillonner dans tout mon organisme sous l'influence de mon ire ; je ne voulais que sommer cette monstrueuse bourgeoise d'arrêter cet acte, la saisir par le poignet et lui serrer jusqu'à ce qu'il se rompe, puis la ruer de coups en beuglant jusqu'à ce qu'elle se retrouve à terre et comprenne l'affront terrible qu'elle venait de perpétrer envers l'esprit de l'auteur. Mais la veulerie et la poltronnerie m'empêchèrent de mouvoir la moindre partie de mon corps, et je me suis contenté de rester là à la regarder s'éloigner, sans dire un mot. Comprends-tu ce que je veux dire ?"

Kristolor acheva de boire le contenu de sa tasse de café. Il reposa ensuite celle-ci dans sa coupe, avant de me regarder d'un air enjoué ; un franc sourire fendait clairement son visage et lui donnait l'air d'un petit chérubin placé devant une scène attendrissante. Quelques secondes passèrent avant qu'il se décide à rompre ce silence de son même ton moqueur et innocent.

"- Ainsi donc, le grand chevalier de Valgrave, pourtant si glacial et passif devant les misères et autres atrocités du monde, se sent défaillir au point de ne même plus contrôler ses facultés devant un tel spectacle ? Lui suffit-il de voir un objet inanimé ainsi maltraité pour que le venin de tous les aspics du monde lui pénètrent le coeur et le fassent plonger en un tel trouble ? C'est tellement romanesque !

- Oh, ne te moque pas ! Romanesque, si tu veux, mais parfaitement légitime. Toute la honte de l'univers devrait s'abattre sur ceux qui considèrent ce type d'oeuvre comme de purs produits bons à être achetés pour en faire de grossiers cadeaux. L'on enferme bien les vauriens qui violentent d'autres personnes ; eh bien l'on devrait faire de même pour les esprits débiles qui violentent les esprits d'auteurs dans l'incapacité de se défendre. Ou même mieux, les fustiger par le fouet ! Que les gens vulgaires se contentent de bambocher entre eux et laissent les choses de l'esprit là où elles sont, le monde ne s'en portera que mieux, sois-en assuré."

Jeudi 19 novembre 2009 à 20:45

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/DavidTheDeathofSocrates.jpg

La chatte

Seule, invincible,
Chatte baveuse
Luminaire
Qui contamine tout
Par compénétration réciproque
D'un prêtre baissant son froc
Cerisier globuleux, pâte de fruit,
Job la lèche à l'envi :

 

"Broie du noir, noie l'espoir
Avec ta lame et avec tristesse.
Ramasse les éclats du sanglant miroir,
Fléau des doigts de la déesse.

 

Rêve d'un Eden où les femelles
Pendues aux arbres par leurs phalanges ;
Leurs menstrues avalées par l'hirondelle
Du sol ; fout sur leurs lèvres d'ange.

 

Crie et crache, tout comme Mégère,
Nabuchodonosor ici prend la mer
Pour échapper aux jardins blancs.

 

Chevrottant, l'ermite des cités,
Sans vit et le coeur alité ;
Et jette tes entrailles vers le ponant."

 

Je vis un vit vivant sa vie
Fond fangeux des furoncles du foutre
Poils de corbeau - toile de beau corps
A l'aide, à l'aide, ma laide Athéna,
Fiévreux et seul dans mes draps
Amour peux-tu
Lire l'ire du délire de ma lyre
Ignition de l'âme, extinction
Vomit l'amour, vomit l'absolu,
Je la veux, je l'avoue,
Ta chatte.


Mardi 3 novembre 2009 à 16:44

http://ulfhednar-poilous.cowblog.fr/images/schopenhauerandhegeldetail1.jpg

Plusieurs mois séparent ici ce texte de tous les autres, et cela faisait longtemps que je n'avais plus posté d'écrit personnel. Plusieurs raisons imputables à ce fait : la reprise d'un travail soutenu et conséquent d'une part, et une nette impression de tourner en rond dans mes sujets "littéraires" d'autre part. Impression tangible, je le pense, au travers des récurrences visibles dans la plupart de mes écrits. Quoi qu'il en soit, voici la suite.

Heureux mon père qui, tout au long de sa vie et ce jusqu'au jour de son précoce décès, parcourut le monde en dirigeant son armée, ne s'accordant nul répit, ne se contentant pour logis que de quelques habitats provisoires, ne s'encombrant de nulle fréquentation caduque et de nulle famille pleurarde ! Sans nul doute, pareillement, était-il homme à ne pas se soucier des multiples passions soudaines et futiles assaillant habituellement le coeur des hommes communs, et contre lesquelles même moi ne peut sérieusement lutter ; il les voyait plutôt, j'en laisse le plein loisir à mon imagination, comme un ennemi de plus à combattre, comme des centaines d'hommes noirâtres aux bouches salivantes qui donneraient l'assaut à ses solides lignes de défense, établies ici à cet effet, entamant un vaillant et indéfectible barrage contre ces troupes maudites. Mon père ne fut rien d'autre qu'un homme libre, et en cette qualité, il put se targuer de ne jamais s'être laissé subjuguer par l'oisiveté, la lésine, le péché, les inclinations faciles et la concupiscence, ces choses qu'abreuvent ordinairement les mortels, comme le pisciculteur engraisse ses saumoneaux après avoir incisé le ventre de leurs mères pour en récolter les oeufs et arrosé ces derniers de semence mâle. Nombreux sont ceux qui s'offusquent contre le pouvoir écrasant de l'Etat, à tort ou à raison selon la forme qu'il prend, et prétendent que la plus pure liberté ne peut être atteinte tant que son joug assujettit le peuple. Cela est vrai, mais en partie seulement ; car l'être humain indépendant de toute forme de morale ou de politique ne peut être considéré comme libre si celui-ci reste enchaîné dans la geôle de ses passions. Mon père fut libre, oui, car il suivait le cheminement moral qu'il s'était prescrit et, de par ses considérables efforts pour se hisser dans les plus hauts échelons de sa profession, ne dépendait d'aucun ordre irréfléchi ni d'aucun sergent instructeur blasé par la misère de son salaire et la médiocrité de son statut, et ne laissait à aucun moment ses faiblesses ou ses remords prendre le dessus sur sa conscience, si naturels et légitimes fussent-ils. De simple animal - car n'importe quel humain basique se repaissant de quelconques joies de fortune n'est après tout qu'au stade animal de l'échelle de l'être -, il s'éleva au niveau d'homme supérieur, ne vivant que pour honorer ses immortelles maximes et persévérer dans les choix de son existence. Et lorsque la mort l'eût débarrassé de son attirail d'eau, de chair et d'os, il parvint enfin à l'illustre rang de pure conscience spirituelle, affranchie de tout parasite, errant quelque part dans l'univers, et n'ayant laissé sur Terre qu'un unique nom : Anatole de Valgrave.

Mais est-il encore possible de le suivre, ce chemin béni ? Les entraves à la liberté sont de prime abord bien nombreuses au simple stade naturel : des phénomènes tels que l'attraction terrestre, les besoins vitaux de l'organisme ou encore la fragilité des corps suffisent d'entrée à rendre délicate cette idée, et les carcans du désir et de l'amour ne sont pas là pour faciliter une tâche déjà bien ardue. Mais là où les hommes parvinrent il y a des millénaires de cela à s'accomoder de ces gênes et à trouver, par leur sueur et par leur travail, des solutions pour sauvegarder leurs vies et pérenniser leur espèce, une certaine force - que ce soit la lassitude d'un état de méfiance permanent ou la dictée de leur raison, selon que vous soyez Hobbesien ou Rousseauiste - les poussa à s'unir : ainsi fut consacrée la naissance du fléau étatique, et sa forme la plus vicieuse, la plus sournoise et la plus fourbe est sans doute celle qu'il revêt aujourd'hui, dans cette prétendue démocratie occidentale. Les hommes, assurés d'être tous égaux en droits et affranchis de la peur d'être trop sévèrement punis pour leurs crimes, peuvent s'adonner loisiblement à la plus abjecte oisiveté et à leurs bas appétits. Cela profite heureusement à la science qui, en tant que pratique collective dont l'évolution repose sur les expérimentations et les idées novatrices de toute une communauté, peut ainsi prendre son plein essor et se développer sans aucun embarras ; mais parallèlement, l'art, pratique essentiellement individuelle, patauge dans son cloaque fétide, tellement les esprits artistes se sont affadis et amollis ; car en effet, quelles règles transgresser, quelle morale heurter, quelle idéologie affronter dans un monde ou chaque pensée est permise et où chaque individu équivaut à un autre ? Mais même en passant outre ces observations, était-il encore possible aux hommes de connaître une pleine émancipation spirituelle ? Pouvaient-ils encore s'offrir les moyens de s'élever hors des miasmes morbides dans lesquels la tutelle étatique leur plongeait la tête ? Car oui, c'est bien la petitesse que leur impose désormais cette présence terrifiante, et eux de s'y complaire sans même trop chercher à lutter ni à réfléchir ; après tout, lorsque le gouvernement - en accord, cela va sans dire, avec les grandes firmes, les principaux organes médiatiques ou autres lobbies étouffants - s'ingénie à soumettre le diktat d'une pensée unique tout en abrutissant cette "vile multitude", pourquoi donc souffrir à bien reconsidérer les choses, puisque tout un système de pensée, aussi simpliste et contradictoire soit-il, nous est directement servi sur un plat d'argent ? C'est qu'hélas la plus grande aspiration de l'homme, juste après celle de perpétuer son espèce, reste de paresser et d'accomplir le moins de travaux possibles, qu'ils soient physiques ou mentaux, et plutôt que d'aller chercher les plus resplendissantes perles artistiques ou les moyens intellectuels de clamer haut et fort les vilenies de ce système, l'on se contente bien poliment d'ingurgiter les best-sellers - mes doigts tremblent à écrire un nom si odieux - et des informations préalablement triées et sélectionnées.

Dégoûté par toutes ces considérations, et fatigué d'ailleurs de ressasser toujours les mêmes critiques en mon esprit sans réussir à trop les varier, comme ce fut déjà le cas lors du mariage du duc, je décidai de me lever pour rejoindre le jardin, à dessein d'aérer mes pensées, ou du moins, si une telle chose se révélait impossible, mon corps. Une pluie légère battait les carreaux de centaines de faibles heurts ; une imagination féconde en des temps plus lumineux eût permis de se représenter des foules d'insectes multicolores et volants qui, désireux de venir se reposer dans l'ombre de mon intérieur, eussent frappé sans répit de leurs pattes légères et de leurs ailes frissonnantes les vitres qui leur barraient la route. Malgré cela, je ne pris point mon parapluie ni mon manteau et sortis tel que j'étais, vêtu très simplement, puis marchai jusqu'au petit étang qui reposait au centre du parc. Un doux froissement sonore retentissait lors de chacun de mes pas dans l'herbe humide, doux et agréable, à l'instar d'un chuchottement végétal qui m'enjoindrait à poursuivre ma route sans m'arrêter. Conformément à ce mystérieux conseil, je poursuivis mon court trajet et atteignis bien rapidement l'étang. L'eau de pluie pénétrait en sa surface par des millions de petites collisions successives, formant un bruit fin et continu, un plaisant clapot. Des nénuphars aux feuilles ouvertes donnaient l'impression, de-ci de-là, de se laisser écraser par ces salves incessantes et d'être voués à finir enfoncés au fond des flots ; mais pourtant, ils résistaient, petites formes héroïques dispersées sur cette bruissante surface, ils résistaient à ces contiuelles rafales et demeuraient là, stoïques et majestueux, insensibles à toute intempérie. Et le jardin tout entier, et même les plaines environnantes, donnaient l'illusion d'un combat grandiose entre les forces telluriques, silencieuses mais titanesques, et ces myriades de goutelettes, si frêles et diaphanes par leur forme mais si accablantes par leur nombre.

Etait-il également possible de vivre encore l'aventure ? Mon coeur, en cet instant, se trouvait empli de ce désir ardent. Ces analogies effectuées entre ces phénomènes naturels et duels de colosses me firent revenir en mémoire toutes ces épopées qui, pareillement aux filets de pluie coulant le long de mes cheveux, fluaient en mon esprit par de puissants ruisseaux : la fuite de Troie d'Enée vers les contrées du Latium, le retour d'Ulysse à Ithaque, les infortunes d'Encolpe et d'Ascylte, ou même, pour sortir des sphères antiques, les innombrables tribulations chevaleresques d'Amadis de Gaule ou de Tirant le Blanc. Mais étaient-elles seulement pensables, ces aventures, dans un monde tel que le notre, ou même plus simplement encore dans un monde réel ? Je me souvins tout particulièrement, à ce moment, de quelques paroles qu'énonça le Roquentin tout droit sorti de l'imagination sartrienne : "Je n'ai pas d'aventures. Il m'est arrivé des histoires, des événements, des incidents, tout ce qu'on voudra, mais pas d'aventures", ou encore "Quand on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout". Car oui, tout était là. J'aurais aimé pouvoir m'en donner l'illusion, mais le désanchantement amorcé en moi il y a déjà quelques temps m'interdisait nettement cette douceur. Les aventures ne sont envisageables qu'en tant qu'événement racontés et embellis par un écrivain, et ne se déroulent que dans un univers fictif et diégétique, où chaque action, voire même chaque détail minime, peut prendre une importance insoupçonnée et engendrer des conséquences extraordinaires. L'aventure... "ce qui doit advenir", disait encore le Bernard d'un certain autre roman. L'aventure... des potentialités infinies, des mondes ouverts et inexplorés, des peuples tribaux aux coutumes inconnues, de la nouveauté à chaque journée ; mais cela n'était possible, en effet, que par l'acte de pure démiurgie d'un écrivain, d'un artiste, afin qu'adviennent ces potentialités, afin que prennent corps ces mondes, afin que vivent ces peuples tribaux, et afin que cette épopée acquiert définitivement toute sa force et sa magnificence par l'incommensurable pouvoir de ses mots. J'aurais beau exécuter tous les voyages imaginables, découvrir de nouvelles choses à chaque aurore, ne jamais dormir deux fois dans la même couche, défier des armées, conquérir des pays, commander à Cupidon de planter ma flèche dans le coeur des plus belles femmes, tout ce que je ferai ne sera jamais que simple action ; à l'exemple de Don Quichotte affrontant des moulins ou pourfendant des religieux prétendument fantômes, mon imagination seule, encore qu'elle soit bien basse et bien prosaïque comparée à cette âme folle et féconde, ne changera jamais la réalité véritable du monde. Mon père lui-même, en dépit de l'existence exaltante qu'il reçut comme un don du Ciel et de tous les faits qu'il put accomplir, n'a jamais connu d'authentique aventure. Tout comme l'existence même n'est que contingence et gratuité, l'aventure ne restera jamais que fictive et l'imagination, tant qu'elle cherche à imposer son pouvoir sur les manifestations sensibles, ne sera jamais que stérile. Ainsi faites ces constatations, il ne me restait donc plus qu'à rentrer en ma petite résidence, tout dégoulinant que j'étais, et à plier mon esprit vers des choses bien moins désuètes et vaines que ces rêveries enfantines.

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | Page suivante >>

Créer un podcast